La politique du visage. Fanatisme esthétique et regard éthique
colloque sous la responsabilité scientifique de :
Leszek Brogowski, Université Rennes 2, France
Gwenola Druel, Université Rennes 2, France
Anna Szyjkowska, Université de Musique Frédéric Chopin, Varsovie, Pologne
Vendredi 6 et samedi 7 avril 2018
Le colloque est coorganisé par l’EA 7472 : Pratiques et théories de l’art contemporain, et l’EA 4050 : Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social
Le visage n’est pas « naturel » ; il est une construction historique, sociale et politique. Son ambiguïté reflète nombre de tensions intellectuelles qui fondent la conception même de l’individu humain : l’humanité et l’animalité, le corps et l’âme, l’intérieur et l’extérieur, l’artificiel et le naturel, etc. On perçoit aisément les pièges du combat philosophique contre le dualisme, lorsqu’il s’agit de la conception du visage.
Le portrait à l’époque moderne est un miroir brisé de l’art qui permet à celui-ci de se dérober aux prescriptions esthétiques : mimétisme, idéalisation, symbolisation, construction perspective… Le visage ne peut être qu’humain, mais dès le xvie siècle son expression est « calquée » sur l’expression animale (Giambattista della Porta). Au xviie, parallèlement aux traités philosophiques, le portrait contribue à formuler une nouvelle approche des « passions de l’âme » (Simon Vouet) et à retourner le sens même de l’expérience de la passion : du « pathologique », elle devient le moteur de l’existence. Il aide à comprendre les émotions qui se dessinent dans les traits du visage, mais finit, au xviiie siècle, à produire le vocabulaire hypocrite des passions, inscrit dans les coordonnées cartésiennes (Charles Le Brun), parfait pendant de l’étiquette à l’usage de la société de cour. Le xixe voit le phantasme de la physionomie – lire dans le visage le caractère de l’individu, voire ses pensées les plus intimes – pénétrer durablement dans les défis scientifiques (eugénisme, la fabrique de l’homme nouveau) : c’est un déni de faciès ! L’éclatement de l’espace de la Renaissance sous l’impulsion des cubistes est l’occasion de considérer l’expression du visage comme le modèle de l’expression tout court : quelques traits de pinceau, et voilà le visage ! (Alexej von Jawlensky, Amadeo Modigliani.) Mais de là, on dérive facilement : la déformation comme marque de la folie (Francis Bacon, Gilles Deleuze), le monde qui regarde le sujet, le regard qui fait de nous des êtres regardés » (Jacques Lacan), etc.
Le xxie siècle, grand creuset de tous les mélanges, a besoin de repères. D’où la question directrice de ce colloque : quel avenir pour le visage qui, à l’époque moderne, a été un symbole de l’identité et de la dignité humaines dans les sociétés occidentales ? Comment assumer la double tradition philosophique qui est à la fois tentée par le fantasme de la beauté féminine, idéalisant et désingularisant le visage (fondement de l’industrie de la beauté), et par l’éthique fondée sur le regard d’autrui ? L’une conduit au fanatisme esthétique combattu par les féminismes, l’autre souligne l’importance du regard dans la rencontre de l’autre : ne voir que les deux petits trous noirs des pupilles des yeux, où l’on ne voit plus rien, mais d’où l’autre me regarde (Emmanuel Levinas, Jean-Luc Marion). Quelle politique du visage, donc, à une époque qui, sur fond de divers phénomènes anciens (masque rituel, masque mortuaire, icône byzantine, tatouage, maquillage, physionomie…), voit en émerger de nouvelles (Photoshop, chirurgie esthétique, contrôles au faciès, selfies, webcam, greffe du visage…) devant lesquels la pensée se sent désarmée et la philosophie reste muette.
Quelle politique pour quel avenir du visage humain dans une situation nouvelle où la construction du visage semble avoir définitivement échappé à l’art, en subissant des assauts non coordonnées, et pourtant convergents dans le non-respect du visage, de la part de l’industrie, de la science, du marketing, des nouvelles technologies, de la politique sécuritaire (reconnaissance des émotions faciales), etc. ? Le danger est de ramener le visage au seul visible, alors qu’il s’enracine aussi dans l’invisible : le rôle du masque est aujourd’hui admis dans la constitution de l’idée de la personne, per-sonare (Jean-Pierre Vernant). Être attentif au regard et lire dans le visage, c’est apprendre l’autre, certes, mais ce n’est pas poursuivre l’œuvre de la physionomie. Sans que personne ne s’en émeuve, l’industrie de la chirurgie esthétique (notamment au Brésil) et de chirurgie dentaire (notamment en France) font la promotion des idées eugénistes au nom des modèles esthétiques définis par le marketing. Nombre d’artistes utilisant la vidéo ont procédé à de nouvelles analyses du visage dans une attitude réflexive en déconstruisant les stéréotypes, indissociablement artistiques et politiques, mais d’autres se sont emparés de la technique de morphing en ignorant les usages funestes qui ont été faits de son ancêtre, la photographie composite, et ont émis des paroles imprudentes et maladroites sur le visage. Tandis que Ludwig Wittgenstein a passé de la fascination par la photographie composite de Francis Galton à une phénoménologie du visage dans ses Fiches.
Une prise de conscience artistique et politique est indispensable : qu’est-ce que le visage, littéralement et symboliquement ? Qu’y a-t-il eu avant et qu’y aura-t-il après le visage humain ? Quel est le sens social du visage : dans la réalisation de soi ? dans la reconnaissance sociale (au sens double du terme) ? dans la construction de l’identité ? Qu’est-ce que « porter » le visage ? Comment le visage participe-t-il des codes sociaux, autant pour construire le lien que pour favoriser les discriminations ?
Nous invitons philosophes, historiens de l’art, anthropologues, théoriciens d’études culturelles, psychologues, psychanalystes, sociologues, politologues, critiques d’art et artistes à réfléchir sur les dimensions éthiques et politiques du visage, et sur le défi que le visage constitue pour l’art à venir. Nous les invitons également à attacher une importance singulière à la place des documents visuels dans leurs propositions des conférences.
Thématiques proposées :
– Le visage comme construction historique, sociale, politique ou artistique.
– Le visage et le problème de dualisme : la dialectique du visage.
– Migrations de la notion de visage entre la philosophie et l’art.
– Le visage invisible, le visage caché.
– L’avenir du visage comme un symbole de l’identité : la disparition du visage ?
– Les tabous du visage.
– Les nouveaux médias et la physionomie aujourd’hui.
– La politique du visage féminin/masculin.
– Le visage et la psychanalyse : reconnaître soi-même dans son visage, reconnaître soi-même dans le regard des autres.
– Le visage comme fétiche.
…
Publication de l’appel à communication : août 2017
Les propositions ne dépassant pas 1500 signes, accompagnées d’un bref CV, doivent être adressées aux organisateurs pour le 31 octobre 2017 :
Leszek Brogowski leszek.brogowski@univ-rennes2.fr
Gwenola Druel gwenola.druel@univ-rennes2.fr
Anna Szyjkowska anna.szyjkowska@civitas.edu.pl
Comité scientifique :
Mieke Bal, théoricienne et critique de la culture, Amsterdam School for Cultural Analysis (ASCA), University of Amsterdam
Hans Belting, historien de l’art et critique d’art, membre de l’Académie des sciences de Heidelberg.
Joan Bestard Camps, professeur du Département d’Anthropologie Social, Faculté de Géographie et Histoire, Université de Barcelone, directeur du groupe de recherche sur la famille et la parenté
Christine Buignet, professeure de photographie à Aix Marseille Université
Olivier Douville, psychologue clinicien et psychanalyste, maître de conférences en psychologie à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense
Michel Grollier, professeur de la psychopathologie clinique, université Rennes 2
Rahma Khazam, critique d’art indépendant, membre d’ICOM (International Council of Museums)
William J.T. Mitchell, professeur d’histoire de l’art et d’études cinématographiques, Université de Chicago
Alexander Streitberger, professeur d’histoire de l’art à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve, Belgique
Nicolas Thély, professeur en art, esthétique et humanités numériques à l’université Rennes 2
Evelyne Toussain, professeure de l’histoire de l’art et d’esthétique à l’université de Toulouse II Jean Jaurès
Antònia Vilà, artiste et PhD en histoire de l’art, professeure au Département des Arts visuels et du Design à la Faculté des Beaux-Arts de Barcelone, membre du group de recherche IMARTE, Université de Barcelone
Photographie : Christophe Beauregard, It’s Getting Dark Centre Pompidou-Metz, du 8 mai au 31 juillet 2014.