Le post-séculier, de quoi s’agit-il?

 

Un concept sociologique…

          Dans un article issu d’une conférence prononcée aux Pays-Bas en 2008, Jürgen Habermas défend la nécessité de reconsidérer la thèse de la sécularisation, lecture « par défaut » de la modernité en Occident. Selon lui, le recul de la pratique religieuse institutionnelle n’est nullement synonyme de progression sociale inéluctable vers une société totalement sécularisée et le terme « post-séculier » permet précisément de rendre compte de cette autre lecture de nos sociétés postmodernes, défendue par un nombre croissant de sociologues.

 

The revised reading of the secularization hypothesis relates less to its substance and more to the predictions concerning the future role of “religion.” The description of modern societies as “postsecular” refers to a change in consciousness. (Jürgen Habermas, « Notes on Post-Secular Society », New Perspectives quaterly, 2008-10, Vol. 25(4), Oxford, UK : Blackwell, p. 19-20)

 

Cette évolution collective des consciences relativement à la place du religieux invite au dépassement des clivages non seulement confessionnels mais aussi entre croyants et non croyants.

 

“Tolerance” is, of course, not only a question of enacting and applying laws; it must be practiced in everyday life. Tolerance means that believers of one faith, of a different faith and non-believers must mutually concede to one another the right to those convictions, practices and ways of living that they themselves reject. This concession must be supported by a shared basis of mutual recognition from which repugnant dissonances can be overcome. This recognition should not be confused with an appreciation of an alien culture and way of living, or of rejected convictions and practices. We need tolerance only vis-a-vis worldviews that we consider wrong and vis-a-vis habits that we do not like. (Habermas, « Notes on Post-Secular Society », p. 23)

 

Pour Habermas, les points de vue religieux et sécularisés sont des « processus d’apprentissage complémentaires » dont le dialogue est devenu nécessaire, tout particulièrement dans l’Occident sécularisé :

 

But shouldn’t we turn the question around? Is a learning process only necessary on the side of religious traditionalism and not on that of secularism, too? Do the selfsame normative expectations that rule an inclusive civil society not prohibit a secularistic devaluation of religion just as they prohibit, for example, the religious rejection of equal rights for men and women? A complementary learning process is certainly necessary on the secular side unless we confuse the neutrality of a secular state in view of competing religious worldviews with the purging of the political public sphere of all religious contributions. (Habermas, « Notes on Post-Secular Society », p. 28)

 

aux multiples déclinaisons…

 

Dans l’anthologie The Routledge Companion to Literature and Religion  parue en 2016, le Professeur Lori Branch consacre un article aux « Postsecular Studies », où elle fait le point sur la genèse du terme « postséculier », depuis son apparition dans le titre de l’ouvrage de Philip Blond, Post-Secular Philosophy, en 1998. Terme initialement philosophique et théologique donc, le post-séculier devient une notion sociologique majeure grâce à Habermas, avant de se voir appliqué à la littérature sous la plume de John McClure, dans un article de 1995 puis un ouvrage de 2007 (Partial Faiths: Postsecular Fiction in the Age of Pynchon and Morrison). Tout cela participe, selon Lori Branch, d’un « tournant religieux » en sciences humaines et sociales, visible depuis les années 1990 non seulement en philosophie (elle cite Levinas, Jean-Luc Marion, Derrida et Zizek) mais dans la lecture historique de l’évolution de l’Occident (Charles Taylor, A Secular Age, 2007), dans la critique littéraire et même dans le champ des études féministes, avec le « tournant postséculier » de Rosi Braidotti.

 

My starting point is that the postsecular turn challenges European feminism because it makes manifest the notion that agency, or political subjectivity, can actually be conveyed through and supported by religious piety, and may even involve significant amounts of spirituality. This statement has an important corollary – namely that political agency need not be critical in the negative sense of oppositional and thus may not be aimed solely or primarily at the production of countersubjectivities. Subjectivity is rather a process ontology of auto-poesis and self-styling, which involves complex and continuous negotiations with dominant norms and values. (Rosi Braidotti, « In Spite of the Times. The Postsecular Turn in Feminism », Theory, Culture & Society, 2008, SAGE, 25(6), p. 2)

 

 …et qui ouvre un nouveau champ critique 

 

Cette nouvelle conception de la conscience, non plus fondée sur un positionnement politique et critique par défaut rebelle, mais ouverte à une agentivité en perpétuelle auto-création, au carrefour de sensibilités sécularisées comme religieuses et/ou spirituelles, ouvre au potentiel d’un nouveau champ critique, que l’on pourrait nommer Spiritual Studies, applicable à tous les champs du savoir. Cela rejoint par ailleurs tout un courant de pensée théorique, qu’il s’agisse de l’approche « post-critique » en littérature, préconisée par Rita Felski (Uses of Literature, 2008,The Limits of Critique, 2015, Hooked: Art and Attachment, 2020), ouverte au potentiel d’un texte par la réceptivité à son impact affectif, ou des approches holistiques comme l’éco-critique, l’éco-féminisme et le nouveau matérialisme. C’est aussi et surtout une nouvelle fenêtre de lecture tant de la culture savante que populaire, invitant à dépasser les valeurs matérialistes voire nihilistes d’un sécularisme acharné.