Le pouvoir des récits d’animaux : une expérience
De temps en temps, nous rencontrons des personnes qui déclarent : « Je suis tombé sur un livre qui a complètement transformé ma vie. » Ils et elles nous disent que ce livre a eu un impact profond sur eux. Un tel effet est-il possible ? Il y a quelques années, un groupe de chercheurs, Wojciech Małecki, Bogusław Pawłowski et Piotr Sorokowski, s’est réuni pour tester l’hypothèse selon laquelle les récits d’animaux peuvent modifier l’attitude des gens à l’égard du bien-être des animaux. L’expérience est inhabituelle pour deux raisons. Premièrement, les méthodes expérimentales sont moins connues dans ce domaine. Deuxièmement, soumettre des êtres humains à une expérience qui vise potentiellement à améliorer la condition animale signifie inverser les normes des expériences scientifiques qui utilisent des animaux au profit des humains.
Le tournant animalier est en pleine effervescence dans divers domaines universitaires et la préoccupation pour la représentation animale et sa réception s’élèvent dans les lettres et sciences humaines. Alors que l’égalité et la liberté corporelle sont au coeur de nombreux mouvements sociaux, John Simons affirme qu’aujourd’hui, il est largement accepté que chaque être humain « possède la propriété de son corps » mais que les animaux sont généralement privés de ce droit (Simons 2002, 2). Cela peut être attribué à un état d’esprit spéciste, qui s’apparente à d’autres pratiques discriminatoires, telles que le racisme et le sexisme.
Cependant, pourquoi ce thème inciterait-il les chercheurs à mener une telle expérience alors qu’il existe déjà une abondance de données scientifiques qui documentent l’ampleur de la maltraitance systématique des animaux ? Dans l’ouvrage Human Minds and Animal Narratives, qui raconte non seulement cette expérience mais aussi quelques autres qui ont suivi, les mêmes chercheurs, accompagnés de Marcin Cieński, notent que la méthode argumentative seule ne semble pas suffisante pour modifier l’attitude du public, dont le consentement peut être considéré comme un élément important permettant l’exploitation actuelle (Małecki et al. 2019, 2). Au contraire, de telles données pourraient conduire à un « engourdissement psychophysique, c’est-à-dire à un effondrement de la compassion » (Małecki et al. 2016). Le récit pourrait-il alors avoir le pouvoir d’être plus persuasif ?
L’expérience a tenté de garantir la validité écologique, c’est-à-dire la possibilité de généraliser les résultats, en faisant appel à une agence d’études de marché et à l’auteur polonais de romans policiers à succès Marek Krajewski. L’étude a été menée auprès de 1833 participant.e.s, âgé.e.s de 14 à 81 ans et ayant des niveaux d’éducation différents. Les lecteur.ice.s du romancier ont été invité.e.s à répondre à un quiz présentant un extrait de son roman à paraître. Cet extrait comportait un récit décrivant l’exploitation et les abus physiques d’un singe par des êtres humains. Il est essentiel de noter que l’expérience a été menée en double aveugle, ce qui signifie que ni le groupe expérimental ni le groupe de contrôle ne connaissaient l’objectif de l’étude. Alors que le groupe expérimental, composé de 921 sujets, a lu cet extrait particulier, le groupe de contrôle, composé de 912 sujets, a lu un extrait d’une longueur similaire, mais sans rapport avec les animaux. Après avoir lu le texte, les sujets ont tous.tes rempli un questionnaire qui a permis aux chercheurs d’examiner le profil des lecteur.rice.s à l’aide d’une échelle élaborée conformément à l’Animal Attitude Scale (AAS), qui mesure la tendance à s’engager pour la cause animale.
Les résultats suggèrent que les récits d’animaux ont en effet le potentiel d’améliorer les attitudes pro-animales. Dans l’ensemble, les femmes et les propriétaires d’animaux de compagnie semblent plus enclins à adopter un comportement favorable aux animaux, mais même certains groupes qui avaient initialement manifesté un comportement moins favorable aux animaux, comme les hommes n’ayant pas d’animaux de compagnie, ont exprimé un comportement plus favorable aux animaux sous l’influence de l’extrait lu. Un autre résultat frappant est que, même si le texte lu par le groupe expérimental portait sur un seul membre d’une espèce, un singe, il a eu pour effet d’améliorer l’attitude des personnes interrogées à l’égard des animaux en général. Par exemple, les lecteur.rice.s semblent s’opposer au massacre des dauphins et des baleines, ce qui montre l’influence potentielle de la lecture de la souffrance d’un singe.
D’autre part, l’expérience a été menée dans un cadre éthique conformément aux principes de la Déclaration d’Helsinki. Les chercheurs notent toutefois que l’idée d’utiliser la fiction pour les besoins de cette expérience risque encore d’être considérée comme une manipulation par certain.e.s. Bien entendu, cette étude, comme beaucoup d’autres, présente également certaines limites. Étant donné l’abondance d’œuvres de fiction écrites avec une approche anthropocentrique, tous les récits ne peuvent pas avoir le même impact. Il existe cependant de nombreux exemples prouvant que la littérature n’est pas seulement influencée par les idéologies dominantes, mais qu’elle a aussi la capacité d’influencer ces mêmes idéologies et d’encourager le changement social pour diverses causes. The Jungle d’Upton Sinclair, Oliver Twist de Charles Dickens ou encore Uncle Tom’s Cabin de Harriet Beecher Stowe sont quelques-uns des exemples les plus connus qui ont suscité des changements sociaux. Les chercheurs mentionnent eux aussi un exemple, Black Beauty d’Anna Sewell (1877), qui a induit une action en justice contre la cruauté envers les chevaux et a conduit à l’interdiction de certaines pratiques (Małecki et al. 2016).
Pourtant, on peut affirmer que notre lecture et notre interprétation des textes culturels sont souvent conditionnées par notre culture. Comme l’observe John Berger, « la manière dont nous voyons les choses est affectée par ce que nous savons ou ce que nous croyons » (Berger 1972, 8). Les auteurs invitent à investiguer ces variables dans les recherches futures, pour parvenir à une compréhension plus large de la réception du récit animal.
L’étude en question :
- Małecki, Wojciech, Bogusław Pawłowski, et Piotr Sorokowski. 2016. « Literary Fiction Influences Attitudes Toward Animal Welfare ». PLOS ONE 11 (12) : e0168695. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0168695.
Autres sources :
- Berger, John, (éd.) 1972. Ways of Seeing. London, Harmondsworth: British Broadcasting Corporation; Penguin.
- Małecki, Wojciech, Piotr Sorokowski, Boguslaw Pawlowski et Marcin Cieński. 2019. Human Minds and Animal Stories: How Narratives Make Us Care about Other Species. New York: Routledge.
- Simons, John. 2002. Animal Rights and the Politics of Literary Representation. Houndmills, Basingstoke, Hampshire: Palgrave.
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