Gone with the Wind, 1939
La naissance du concept de « rape culture »
Comme un cairn, pierre après pierre, le concept de “rape culture”, ou « culture du viol » en français, s’est forgé progressivement aux États-Unis dans les années 1970. Aujourd’hui indispensable pour comprendre autant des faits sordides comme ceux qui sont au cœur, en France, du procès de Dominique Pélicot que la difficulté occidentale à faire diminuer la fréquence des crimes sexuels et à améliorer leur prise en compte effective par les systèmes judiciaires nationaux, le concept de “rape culture” a pris sa source, en premier lieu, dans les milieux féministes radicaux new yorkais.
Tout commence avec la parution de The Feminine Mystique de Betty Friedan en 1963. L’essai génère aux États-Unis une conscientisation importante, quant aux nombreuses discriminations vécues par les femmes, et ce, malgré l’obtention juridique du suffrage féminin et des droits de propriété (Thompson 2002). L’époque est donc à l’effervescence intellectuelle féministe et c’est dans ce contexte de début de seconde vague que se crée le Women’s Liberation Movement. En 1969, au sein du mouvement, la militante Carol Hanisch rédige un mémo interne pour réfuter l’idée que l’éveil des consciences féministes n’aurait qu’un objectif thérapeutique (Hanisch 2006). Selon elle, même s’il peut occasionnellement adopter cet aspect, il s’agit surtout d’une démarche politique, puisqu’à travers la déculpabilisation des individus se joue finalement la mise à jour de problèmes structurels plus larges. Pour la première fois, Hanisch articule alors à l’écrit l’idée que “personal problems are political problems”. De ce fait, toute difficulté ou sensation d’oppression des femmes à l’échelle individuelle doit être remise en perspective à l’échelon collectif.
La circulation intense du mémo dans les milieux militants aboutit rapidement en 1970 à la publication d’un article, auquel les éditrices Shulamith Firestone et Anne Koedt donnent le célèbre titre de “The Personal Is Political”, formule à laquelle va se rallier immédiatement toute une génération de féministes. Mais “The Personal Is Political” est bien plus qu’un slogan de propagande politique, il s’agit surtout d’un socle de pensée sur lequel vont s’appuyer d’autres intellectuelles engagées.
L’année suivante, paraît en effet dans la revue Ramparts, l’une des toutes premières publications sur le viol, écrite avec une perspective féministe. Constatant, d’après certaines statistiques d’alors, que le viol constitue le crime violent le plus répandu aux États-Unis, la penseuse écoféministe Susan Griffin s’interroge sur ce qu’elle considère être une spécificité américaine. Elle fait alors le lien entre la glorification de la guerre par la culture états-unienne, l’attirance des hommes pour la violence et l’acte même de viol, qu’elle qualifie de « parfaite combinaison entre sexe et violence » (Griffin 1971, 29). Puisque, d’après Griffin, l’érotisme hétérosexuel se nourrit de domination masculine et de soumission féminine, alors, conclut-elle, “not only does our culture teach men the rudiments of rape, but society, or more specifically other men, encourage the practice of it” (30). Voilà la deuxième roche du concept de “rape culture”, même s’il n’en porte pas encore le nom. Là, il n’est plus seulement question de porosité entre privé et social ; désormais, la culture est directement impliquée dans la prévalence des crimes sexuels.
Les contours de cette idée se précisent dans les années qui suivent. Dans un contexte de déploiement du courant cinématographique du Nouvel Hollywood qui voit se multiplier les scènes de viol explicites[1] à l’écran, c’est au tour des critiques féministes de s’emparer du sujet. Dénonçant la glamourisation générale de la violence de genre, Molly Haskell affirme notamment : “Violence is the indispensable staple of male pornography, expressing itself in apocalyptic allegories of male virility” (Haskell 1974, 364). Dans son livre From Reverence to Rape : The Treatment of Women in the Movies, Haskell observe également que les représentations populaires du viol tendent à le promouvoir, en tant que sanction qui viendrait corriger des femmes ne demandant secrètement que cela.
C’est aussi la constatation de Lynne Farrow qui remarque que, dans les films et les romans de fiction, la victime d’un viol subit souvent une punition supplémentaire sous la forme d’une fin terrible et malheureuse, tendance que Farrow attribue à la croyance culturelle selon laquelle la victime d’un viol doit l’avoir cherché d’une façon ou d’une autre. Au contraire, Lynne Farrow identifie le traitement du viol par l’autrice Grace Metalious dans son best-seller Peyton Place comme peut-être la toute première « analyse sociale d’un violeur » (Farrow 1974, 104). Pour Farrow, parce que Metalious expose dans son récit les contradictions d’un beau-père violent et incestueux, tout en refusant de condamner sa belle-fille victime à la misère éternelle, l’autrice s’oppose à ce que Farrow nomme alors “rape culture” (105), mais sans toutefois définir cette appellation précisément.
Il s’agit de la toute première occurrence publique de l’expression. En creux, l’argument que développe Farrow dans son article est que les mythes et stéréotypes à propos des violences sexuelles, et qui sont véhiculés via la culture populaire, nuisent à une juste perception sociétale du viol. Cela étant, c’est vraiment le documentaire Rape Culture (Lazarus et Wunderlich, 1975) paru l’année suivante qui, en cherchant à circonscrire les limites de la « culture du viol », va fournir la troisième pierre structurant le concept.
En effet, le film de Margaret Lazarus et Renner Wunderlich est en partie une étude médiatique des encouragements sociétaux à la violence sexuelle, se basant entre autres sur des extraits de Gone with the wind (1939) et Straw Dogs (1971) ; seulement, en donnant la parole, à la fois à des criminels sexuels condamnés et, à la fois, à des associations de victimes, le documentaire finit par développer un point de vue selon lequel le viol n’est pas seulement le fantasme d’une minorité dominante, il sert aussi de moyen de contrôle des femmes. Ce point majeur et inédit est également au cœur de l’ouvrage Against Our Will: Men, Women and Rape de la journaliste américaine Susan Brownmiller, paru la même année. Selon Brownmiller, plus qu’une fin, le viol est avant tout un moyen, un levier de soumission des femmes par les hommes. Dès l’introduction de son livre, elle écrit : “From prehistoric times to the present, I believe, rape has played a critical function. It is nothing more or less than a conscious process of intimidation by which all men keep all women in a state of fear” (Brownmiller 1975, 15).
Désormais, le concept de “rape culture” est bien cerné, et ce, avant même que la toute première universitaire Dianne Herman ne s’empare du sujet, à la fin des années 1970 (Herman 1979). En circulant à travers les milieux intellectuels féministes radicaux du Nord des États-Unis, la notion de “rape culture” s’est progressivement étoffée jusqu’à comporter désormais trois fondements :
- les violences exercées en privé ne peuvent être décontextualisées d’une domination structurelle des femmes par les hommes,
- la culture et notamment la culture populaire est un puissant véhicule encourageant la violence de genre à travers sa valorisation,
- l’ensemble des discours, oraux et visuels, autour des violences sexistes et sexuelles, permet aux hommes de faire peser sur les femmes une menace omniprésente, contraignant alors leur corps comme leur sérénité d’esprit.
Finalement, près de vingt ans après l’apparition du terme, le livre Transforming a Rape Culture s’ouvre par la définition suivante : “WHAT IS A RAPE CULTURE ? It is a complex of beliefs that encourages male sexual aggression and supports violence against women. It is a society where violence is seen as sexy and sexuality as violent” (Buchwald et al. 1993, xi). À l’époque les éditrices Emilie Buchwald, Pamela Fletcher et Martha Roth se demandaient comment offrir aux humain·es à venir, un monde délivré de violence sexuelle systémique. Trois décennies plus tard, la question reste d’actualité.
Bibliographie
Ouvrages
BROWNMILLER Susan, 1975, Against Our Will : Men, Women and Rape, New York, Ballantine Books, 472 p.
BUCHWALD Emilie et al., 1993, Transforming a Rape Culture, Emilie BUCHWALD, Pamela R. FLETCHER et Martha ROTH (éds.), Minneapolis, Milkweed Editions, 424 p.
FRIEDAN Betty, 1963, The Feminine Mystique, New York, W. W. Norton, 239 p.
HASKELL Molly, 1974, From Reverence to Rape: The Treatment of Women in the Movies, réed. 2016, troisième édition, Chicago, University of Chicago Press, 496 p.
Articles et chapitres d’ouvrages
FARROW Lynne, 1974, “That’s All She Wrote: Popular Rape Fiction by Women”, in Rape: The Sourcebook for Women, Noreen CONNELL et Cassandra WILSON (éds.), New York, New American Library, pp. 94-105.
GRIFFIN Susan, 1971, « Rape: The All-American Crime« , in Ramparts, Septembre 1971, pp. 26–35.
HANISCH Carol, 1970, “The Personal is Political”, in Notes from the Second Year: Women’s Liberation. Major Writings of the Radical Feminists, Shulamith FIRESTONE, Anne KOEDT (éds.), Radical Feminism, pp. 76-78.
HANISCH Carol, 2006, The Personal is Political. The Women’s Libération Movement classic with a new explanatory introduction, in carolhanisch.org, mis en ligne en janvier 2006.
THOMPSON Becky, 2002, Multiracial Feminism: Recasting the Chronology of Second Wave Feminism, in Feminist Studies, vol. 28, n°2, été 2002, pp. 336-360.
Documentaire et cinéma
Clockwork Orange, 1971, Stanley Kubrick (réal.), Stanley Kubrick (prod.), 136 min.
Deliverance, 1972, John Boorman (réal.), John Boorman (prod.), 109 min.
Frenzy, 1972, Alfred Hitchcock (réal.), Alfred Hitchcock (prod.), 116 min.
Going Home, 1971, Herbert B. Leonard (réal.), Herbert B. Leonard (prod.), 97 min.
Gone with the wind, 1939, Victor Fleming (réal.), David O. Selznick (prod.), 221 min.
Rape Culture, 1975, Margaret LAZARUS et Renner WUNDERLICH (prod.), Cambridge Documentary Films, réed. 1986, 29’ 44’’.
Straw Dogs, 1971, Sam Peckinpah (réal.), Daniel Melnick (prod.), 117 min.
Littérature
METALIOUS Grace, 1956, Peyton Place, New York, Julian Messner Inc, 372 p.
[1] En particulier, Going Home avec Robert Mitchum, Straw Dogs avec Dustin Hoffman et Clockwork Orange de Stanley Kubrick, sortis tous trois en 1971, puis l’année suivante encore, Deliverance de John Boorman et Frenzy d’Alfred Hitchcock.