Alors que la Bretagne a longtemps été vue comme une sorte de « far west », comme une péninsule tenue à l’écart des grands axes de communication et des développements économiques, la région, depuis les années 1960, s’est fait une réputation dans l’histoire des transmissions. La France a ainsi pu assister en direct à la télévision aux premiers pas de l’humanité sur la Lune grâce au site de Pleumeur-Bodou où fut construit le « Radôme », fruit d’une collaboration transatlantique entre la NASA et le CNET qui avait assuré quelques années plus tôt la toute première transmission d’images « mondiovisées » entre les États-Unis et le vieux continent. C’est également en Bretagne qu’ont été menés en 1983 les premiers tests du Minitel, ce précurseur français d’Internet qui ne connut certes pas le succès du World Wide Web, mais aura néanmoins contribué au développement économique de la région, comme en atteste le technopôle de Rennes Atalante. Par ailleurs, face aux politiques centralisatrices qui ont longtemps réprimé les spécificités culturelles, la région bretonne est emblématique des questions liées à la transmission d’une langue et d’une culture minorées, à l’instar des débats qui nourrissent les mouvements du renouveau celtique au Royaume-Uni par exemple.
Du latin signifiant « envoyer (mittere) au-delà (trans) », le terme de transmission évoque ainsi les notions de passage, de circulation, de communication et d’héritage. Notion-clé en sciences et techniques (transmission mécanique de forces, transmission d’ondes, transmission acoustique, etc.), elle est à la fois nécessité biologique (transmission des gènes) et source de dangers potentiels (transmission de maladies ou de virus). La notion de transmission est également au cœur de pratiques sociales et culturelles qui ne sauraient exister sans la transmission de savoirs, d’idées, de valeurs, d’informations… ou de désinformations. La transmission implique distance (dans le temps ou l’espace) et points de jonction (qu’ils soient physiques ou symboliques), ainsi que des agents (personnes ou institutions) et des canaux/supports/médias qui tous déterminent les modalités de cette transmission. Elle conjugue reproduction du même dans la continuité et transformations dues au transfert, devenant ainsi source de réappropriations, de reconfigurations et de nouvelles interprétations.
D’un point de vue politique, économique et social, la notion de transmission est au cœur d’enjeux de pouvoir. Elle est l’objet de régulations institutionnelles et juridiques, ce qui implique des structures sociales « garantes » de différentes formes de transmission : celle réelle ou symbolique du pouvoir (la monarchie héréditaire en offre un exemple évident) ou encore celle du capital financier et culturel (question de la lignée, qu’elle soit aristocratique, bourgeoise ou populaire, de la domination patriarcale, etc.). En d’autres termes, elle interroge les facteurs de transmission qui rendent possible la constitution et la perpétuation d’une domination socio-économico-politique et d’une hégémonie culturelle, de même qu’elle interroge, en retour, les conditions d’émergence et de survie de pratiques jugées indésirables ou déviantes, de mouvements de réaction, de résistance ou d’opposition face à cette transmission hégémonique de biens et de valeurs normées et normatives. Dans cette perspective, la transmission soulève autant de questions identitaires en rapport avec les notions de classe, de genre, de race, de liens et/ou de conflits intergénérationnels, etc.
La question de la transmission est également constitutive de l’écriture même de l’histoire, qu’elle soit internationale, nationale ou familiale. Quelles sont les instances qui définissent le récit historique des évènements que l’on juge nécessaires de transmettre ? Par quel biais des épisodes occultés peuvent-ils malgré tout être transmis ? Qui a autorité pour arbitrer un conflit mémoriel ? Quelles sont les conditions de la transmission matérielle de documents et de témoignages du passé qui constituent un patrimoine culturel immatériel (PCI, tel que défini par l’UNESCO) ? À l’inverse, l’idée de transmission patrimoniale peut être perçue comme un devoir, dans le présent, de dévotion fétichiste à l’égard des objets, des monuments, des lieux ou encore des traditions hérités du passé. En effet, le processus de patrimonialisation est potentiellement conflictuel, en ce qu’il peut induire une vision biaisée et restrictive du passé, en privilégiant certains aspects au détriment d’autres, comme a pu le souligner Laurajane Smith avec la théorie du « discours autorisé du patrimoine » (authorized heritage discourse) relative à la domination de certains discours [1].
En outre, quelles transmissions sont encore possibles dans un contexte de changement climatique, lequel a déjà un impact sur les biens culturels et naturels du patrimoine mondial ? En effet, si les structures et édifices historiques sont vulnérables à la modification du climat, le patrimoine naturel est lui aussi en danger, sa conservation étant fragilisée par l’action (ou l’inaction) des êtres humains sur l’environnement. Cette question revient ainsi de plus en plus souvent : quel monde allons-nous transmettre à nos enfants ?
Enfin, ces dernières années ont abondamment montré combien la transmission de l’information – devenue « virale » – était une question de pouvoir. L’apparition de nouveaux canaux et agents de communication ont, non seulement bouleversé la sphère médiatique, mais ont aussi mis en crise quelques fondamentaux de la démocratie, telle que la notion de représentativité ou la possibilité même d’un débat contradictoire.
Dans les domaines de la littérature, des arts plastiques et filmiques, et des études culturelles, on pourra s’intéresser aux thématiques évoquées précédemment. Les récits d’anticipation regorgent de contaminations, transmissions de maladies, virus ou assimilés, qui traduisent les peurs et fantasmes d’une époque. Littérales ou figurées, les transmissions virales dénoncent la corruption physique et/ou morale, révèlent des mécanismes dysfonctionnels de la société et interrogent les frontières du vivant.
Les questions de filiation et d’héritage sont récurrentes dans les romans du XIXe siècle et n’ont rien perdu de leur actualité littéraire. Notre invitée d’honneur, Jackie Kay, est ainsi l’autrice d’un recueil de poèmes, The Adoption Papers (1991) [2], inspiré de son expérience d’enfant adoptée dans une famille de Glasgow, et dans lequel elle retrace le parcours émotionnel qu’elle a traversé quand s’est posée à elle cette question de la filiation.
Tout aussi pertinents sont les romans d’apprentissage, la représentation de la figure du passeur (go- between), du maître et du disciple, du Pygmalion, la dramatisation des conflits intergénérationnels, des tensions entre traditions et modernité, notamment au sein des familles multiculturelles (par exemple les fictions autobiographiques d’auteurs et d’autrices britanniques d’origine indienne, pakistanaise, caribéenne ou africaine) ou dans un contexte de mondialisation (The Inheritance of Loss (2006) de Kiran Desai ou le bien-nommé roman Transmission (2004) de Hari Kunzru, dans lequel le protagoniste répand un virus informatique, provoquant involontairement un chaos mondial).
C’est aussi tout le pan de la littérature dite de témoignage qui entre dans le champ thématique de la transmission : par exemple, les slave narratives et les questions spécifiques qu’ils soulèvent, comme celles des conditions mêmes de leur production. Par ailleurs, la mise en abyme de la transmission du texte lui-même peut servir de procédé narratif (insertion de manuscrits ou de lettres soi-disant « découverts », des romans gothiques à The Testaments (2019) de Margaret Atwood).
Sur le plan narratif, on interrogera le rôle de la voix narrative comme courroie de transmission entre texte et lecteur·rice·s, ou celui des focalisations genettiennes dans la transmission de l’information constitutive du récit, sans oublier la question de l’écriture elle-même comme outil de transmission du sens dans une perspective herméneutique (quels sont les éléments de reprises, de clarifications, de circulations sémantiques et formelles, ou de ruptures stylistiques ?) ou intertextuelle (le texte s’inscrit-il dans une lignée ou en rupture avec d’autres textes ?).
Enfin, outre la déclinaison des thématiques évoquées, on pourra s’interroger sur les conditions mêmes de la transmission des œuvres (conservations des manuscrits et des œuvres d’art, critique génétique, œuvres disponibles en traduction ou non), ainsi que sur les critères qui font qu’une œuvre passe à la postérité plutôt qu’une autre. On pourra également examiner le rôle du canal (oral, écrit et nouveaux médias) ou du mode d’expression (verbal et non-verbal) et la manière dont la nature de la transmission influe sur le contenu du message, selon la formule bien connue « the medium is the message [3] ».
Dans le domaine des études culturelles (filmiques et musicales en particulier), où le secteur de la diffusion est un point critique, comment s’effectue la transmission des œuvres et à quels publics ? À l’heure où les plateformes numériques viennent bouleverser le paysage socio-économique de production et de diffusion des films, des séries et de la musique, quelles sont les nouvelles modalités de consommation culturelle ?
De même, pour ce qui concerne les arts visuels, on pourra s’interroger sur le rôle des musées dans la transmission d’un patrimoine choisi, sur celui de la muséographie et de la médiation culturelle, sur les portails numériques qui font sortir les œuvres de l’espace muséal physique tout en les transformant pour un public plus large. L’atelier mais aussi l’académie et les collections privées ont eux aussi contribué à la transmission des modèles artistiques, dans une histoire qui a longtemps exclu les femmes. La critique féministe a largement interrogé l’absence de « vieilles maîtresses », pour reprendre l’expression célèbre de Rozsika Parker et Griselda Pollock [4], dans un récit sur l’art dominé par le paradigme du génie, décliné au masculin et sur fond d’eurocentrisme. Aujourd’hui, ce sont les minorités ethniques qui se réapproprient leur(s) histoire(s) des arts et qui, à l’instar de Sonia Boyce, transmettent désormais dans les écoles et les universités britanniques un patrimoine longtemps enfoui dans les réserves des musées et absent des curriculums.
Dans le champ de la linguistique, on pourra notamment s’intéresser aux divers paramètres et modalités de la situation d’interlocution. Si le modèle jakobsonien, qui représente l’échange verbal comme reposant sur l’encodage et le décodage d’un message, reste un point d’entrée possible de la réflexion, les recherches menées notamment dans le cadre des théories de l’énonciation ont conduit à nuancer la transparence systématique du message. Se pose en particulier la question des possibles ratés de la transmission et des mécanismes d’ajustement entre interlocuteurs, phénomènes qui interrogent la pertinence même d’une transmission à sens unique en invitant plutôt à considérer toute énonciation comme une activité de co-construction et de reconstruction du sens par les différents participants.
D’autre part, si transmission il y a, que transmet-on exactement à travers la langue ? Autrement dit, que véhicule un énoncé ? Du sens, certes, par le contenu propositionnel explicite, mais aussi une multitude d’informations additionnelles émises de manière plus ou moins consciente et implicite par l’énonciateur : provenance socio-économique, professionnelle, culturelle et géographique de cet énonciateur selon les variétés de réalisations lexicologiques, syntaxiques et phonétiques ; implications linguistiquement préconstruites mais aussi implicatures conversationnelles au carrefour de la linguistique, de la logique et de la pragmatique ; modalisations de l’énoncé par les émotions et les intentions de l’énonciateur ; ou encore héritage linguistique et/ou culturel par la présence de dires antérieurs que l’on cherche ou non à transmettre activement.
Le champ de la traductologie pourra logiquement se saisir du thème de la transmission. Le traducteur se trouve au cœur de la chaîne de communication et a pour vocation de transmettre un message à un autre public. On pourra notamment se demander quels facteurs ou conditions facilitent cette transmission ou viennent au contraire la perturber ou l’entraver, quels objectifs ou fonctions elle doit remplir, quel rôle ou pouvoir décisionnaire joue exactement le traducteur dans ce mécanisme, quels impacts les outils et nouvelles technologies ont sur la qualité de la transmission.
Enfin, dans le domaine de la didactique, si la transmission paraît constituer le cœur même de l’enseignement-apprentissage, il n’en reste pas moins que ses contenus et ses modalités font l’objet de redéfinitions constantes. Dans l’ouvrage collectif Transmettre, apprendre [5], les auteurs vont jusqu’à affirmer que « nous sommes définitivement passés d’une société de transmission à une société de la connaissance », où « l’impératif de transmettre » a cédé la place à un « modèle centré sur l’acte d’apprendre ». Quelles sont donc les nouvelles articulations entre la transmission et l’apprentissage ? Quelles sont les valeurs et les représentations que l’enseignement de l’anglais comme langue étrangère transmet sur les sociétés anglophones et les milieux socio-professionnels, par exemple en anglais de spécialité ? On pourra ainsi s’interroger sur les politiques en matière d’enseignement des langues, les rôles respectifs de l’enseignant et de l’apprenant, les conditions et dispositifs qui rendent une transmission possible, ainsi que les critères d’évaluation de cette transmission.
Notes
[1] Laurajane Smith, Uses of Heritage, New York: Routledge, 2006.
[2] Jackie Kay, The Adoption Papers [1991], Hexham: Bloodaxe Books Ltd, 1998.
[3] Marshall McLuhan, Understanding Media: The Extensions of Man, New York: McGraw-Hill, 1964.
[4] Rozsika Parker and Griselda Pollock, Old Mistresses. Women, Art and Ideology [1981], New York and London: I.B. Tauris, 2013.
[5] Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais, Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Paris : Stock, 2014.