Argumentaire
La chanteuse Aya Nakamura est devenue en l’espace de quelques années l’une des artistes françaises les plus populaires de sa génération. Cette popularité se mesure aussi bien en nombre de streams sur les plateformes de diffusion numérique (millions de vue sur YouTube, première artiste francophone sur Spotify depuis 2020) que par sa présence dans le débat public, à l’occasion de polémiques dont elle est régulièrement l’objet. Ces dernières ont ainsi récemment culminé à propos de sa probable programmation pour la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Paris 2024 (Vallée, Sonnette-Manouguian et Hammou, 2024). En cause la tension entre son identité perçue comme femme noire d’origine africaine s’étant distinguée dans un genre musical, le R’n’B, souvent dévalorisé, et le rôle de représentation de la France à l’international.
Ces procès en illégitimité pour des artistes noirs sont toutefois plus anciens dans l’histoire des cultures populaires en France (Chalaye, 2013). Dans le cas de Nakamura, ils apparaissent dès ses premiers succès (Piquet, 2020), qui sont restés longtemps ignorés ou invisibilisés par la profession (Aubry, 2021). Avec son single « Djadja » (2019), Aya Nakamura est pourtant devenue la première chanteuse française, depuis Edith Piaf et « La Vie en rose » (1947), à obtenir un classement n° 1 dans plusieurs pays étrangers. Issue de la minorité noire de France, mais incarnant un segment numériquement majoritaire des préférences musicales jeunes, Aya Nakamura incarne un jeu de va-et-vientcomplexe entre le minoritaire et le majoritaire (Guillaumin, 1985), que cette journée d’études entend explorer plus précisément.
Empruntant son pseudonyme à l’univers de la culture pop japonaise, Aya Nakamura mélange ainsi dans ses chansons l’argot d’Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, fait de verlan, de mots roumains, français, espagnols et arabes avec des expressions issues du nouchi ivoirien ou de la rue de Bamako au Mali, d’où sa famille est originaire. Avec ces chansons reprises jusque dans les cours d’école, l’argot local s’intègre à la langue véhiculaire (Taillandier, 2020, Hubert, 2021) et met en lumière la complexité inhérente à la langue et à la chanson françaises, depuis toujours exposées aux vents des migrations (Guibert & Parent, à paraître). L’œuvre de Nakamura offrirait ainsi une occasion particulièrement éclairante pour comprendre la langue et le genre « chanson » comme des catégories instables et traversées par des phénomènes constants de contacts, de tensions, d’interactions culturelles et linguistiques.
Cette circulation entre le minoritaire et le majoritaire se dévoile donc au travers de la langue qu’elle emploie, mais également dans la musique sur laquelle elle pose, dans ses techniques vocales et phonographiques développées chansons après chansons (Parent, 2023). Elle s’exprime également dans les références culturelles qu’elle mobilise, dans ses collaborations avec d’autres artistes, dans les danses et la mode qu’elle valorise dans ses clips, dans l’attitude qu’elle incarne en studio, sur scène et dans ses apparences publiques. Ce sont toutes ces facettes de la persona complexe d’Aya Nakamura – son « comportement » – que cette journée d’études voudrait aborder, non pas tant dans un souci improbable d’exhaustivité que dans une volonté d’inaugurer un dialogue pluridisciplinaire sur le phénomène artistique, culturel et médiatique qu’elle incarne, dans le cadre plus général de l’étude des stars (Dyer & McDonald, 1998; Brooks & Martin, 2019).
Références
- Aubry, Arnaud (2021), « Aya Nakamura, Booba, Nicki Minaj… Ces artistes boudés par les jurys occidentaux », Jeune Afrique, 19 février.
- Brooks Kinitra D. & Kameelah L. Martin (eds.) (2019), The Lemonade Reader, Londres et New York, Routledge. Chalaye, Sylvie (dir.) (2013), « Culture(s) noire(s) en France : la scène et les images », dossier paru dans Africultures, n° 92-93.
- Dyer Richard et Paul McDonald (1998), Stars, Londres, British Film Institute.
- Hubert, Juliette (2021), « La fonction esthétique de l’argot chez Aya Nakamura : entre reconnaissance et mystère », Revue d’Études Françaises, n° 25, p. 75-86.
- Guibert, Gérôme et Emmanuel Parent, « Tous égaux ! French popular music: local characteristics, Universalist ideal and colonial past », dans Simone Krueger (ed.), Oxford Handbook for Global Popular Music, à paraître en 2025.
- Guillaumin, Colette (1985), « Sur la notion de minorité », L’Homme et la société, n° 77-78, p. 101-109.
- Parent, Emmanuel (2023), « French prosody in crisis ? Aya Nakamura and the rise of post-African musicality in 21st-Century French popular music », 12th IASPM International conference « Popular Music in Crisis », Minneapolis, 26-30 June 2023.
- Piquet, Samuel (2020), « Aya Nakamura, nouveau prodige de la langue française? », Marianne, 24 novembre. Taillandier, Fanny (2020), « Pour une poésie saltimbanque : éloge d’Aya Nakamura, PNL et Soolking », Audimat, 14, p. 109-128.
- Vallée, Louise (2024), « ‘Le choix d’Aya Nakamura pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024 soulève des enjeux politiques qui la dépassent’ – Entretien avec Marie Sonnette-Manouguian et Karim Hammou », Le Monde, samedi 9 mars.
- « Entretien avec Sarah Miansoni (version brute et complète) pour le podcast de l’AFP sur le fil (juillet 2024) »:
Résumés des communications et biographies des participants
Zenaïde BERG – Doctorante en sociologie, Université de Montréal
« Avec classe » : legitimité artistique, rapports sociaux de pouvoir et musiques hip-hop
Cette proposition porte sur la collaboration artistique entre Aya Nakamura et Corneille et entend l’analyser au prisme des rapports sociaux de sexe, d’âge et de race ainsi qu’à l’aune de son inscription au sein des musiques hip-hop (Ravet, 2013; Dunezat, 2016; LaVoulle et Lewis Ellison, 2018; Hammou et Sonnette-Manouguian, 2022). Le 2 février 2024, le chanteur Corneille sortait un remix de sa chanson Avec classe sortie en 2002 sur son album « Parce qu’on vient de loin » en featuring avec Aya Nakamura et le duo de musique électronique Trinix. Cette collaboration entre les deux artistes a très largement dépassé le plus gros succès musical de Corneille en streaming sur Spotify (plus de 28 millions d’écoute pour Avec classe feat. Aya Nakamura contre 22 millions d’écoute pour son plus gros hit Parce qu’on vient de loin). Cette collaboration possède plusieurs particularités vis-à-vis des autres collaborations artistiques d’Aya Nakamura qui méritent d’être analysées. En entrevue, Corneille explique que ce morceau a été enregistré à l’initiative du duo Trinix : « Je n’avais pas prévu ça, Aya non plus ! » (Berthelot, 2024). Il est expliqué dans cet article qu’Aya Nakamura serait une fan de Corneille et qu’elle « avait pour habitude de reprendre [ce morceau] lors de ses concerts » (Berthelot, 2024). Une version acoustique de la chanson avait d’ailleurs été enregistrée dans l’émission d’Augustin Trapenard Boomerang sur France Inter le 4 février 2019. Cette collaboration a de ça d’étonnant que Corneille est à la fois le seul artiste canadien avec lequel Aya Nakamura a collaboré à travers sa carrière, mais aussi l’un des plus petits artistes en termes de streaming si on le compare à des artistes comme Ayra Starr, Werenoi ou encore Hamza avec lesquel·le·s Aya Nakamura a récemment collaboré. Cependant, Corneille, du fait de son âge, de son genre et de sa position dans l’industrie musicale, possède une forme de légitimité artistique plus grande que de nombreux autres artistes qui le
rapproche davantage du majoritaire que du minoritaire (Hammou, 2022). La carrière artistique de Corneille, si elle est analysée de plus près et qu’elle est comparée à celle d’Aya Nakamura, permet de révéler les régimes d’inégalités de pouvoir – notamment ceux de genre – qui sont en jeu dans l’industrie musicale lorsqu’il est question de la légitimité des artistes noir·e·s (Acker, 2006; Bourdieu, 1979; Payne, 2022). En bref, la symbolique qui s’exprime à travers cette collaboration et les parallèles qu’elle révèle entre les deux artistes permet d’explorer les dimensions genrées derrière l’oscillation entre le statut de majoritaire et de minoritaire dans l’analyse des carrières artistiques d’artistes aux identités diasporiques noires (Guillaumin, 1985; Hammou et Sonnette-Manouguian, 20222; Hammou, 2023).
Références
- Acker, J. (2006). “Inequality Regimes: Gender, Class, and Race in Organizations”. Gender & Society, 20(4), 441-464. https://doi.org/10.1177/0891243206289499
- Bourdieu P. (1979). La distinction. Critique sociale du jugement. Éditions de Minuit.
- Dunezat, X. (2016). « La sociologie des rapports sociaux de sexe : une lecture féministe et matérialiste des rapports hommes/femmes ». Les cahiers du genre, (4), 175-198.
- Guillaumin, C. (1985). « Sur la notion de minorité ». L’Homme et la société, (77-78), 101-109.
- Hammou, K. (2023). « La racialisation musicale comme action conjointe. La carrière de la catégorie d’“urban contemporary” dans l’industrie musicale états-unienne (1979-1984) ». Dans M. Fontaine et E. Pedler (dir.), L’épreuve des frontières sociales (65-88). Éditions de l’EHESS.
Hammou, K et M. Sonnette-Manouguian. (dir.). (2022). 40 ans de musiques hip-hop en France. Ministère de la Culture et Les Presses de Sciences Po. - Hammou, K. (2022). « J’suis une femme d’affaires / viens m’faire le café* ». L’articulation des rapports de pouvoir dans la mobilité sociale des rappeuses françaises des années 1990. Biens Symboliques / Symbolic Goods, 10, 1-23.
- LaVoulle, C.; Lewis Ellison, T. (2018). “The Bad Bitch Barbie Craze and Beyoncé African American Women’s Bodies as Commodities in Hip-Hop Culture, Images, and Media”. Taboo: The Journal of Culture and Education, 16 (2). https://doi.org/10.31390/taboo.16.2.07
- Payne, A. (2022): “Hip Hop, identity, & Black girlhood: how Black girls (re) construct racial and gender identity through Hip Hop”. Journal of Youth Studies. 10.1080/13676261.2022.2119837
- Ravet, H. (2013). « Genre et travail artistique ». Dans M. Maruani (dir.), Travail et genre dans le monde: L’état des savoirs (399-408). La Découverte.
Doctorante en sociologie à l’Université de Montréal, les recherches de Zénaïde BERG portent sur l’histoire des rapports de genre dans le monde du rap au Québec. Elle est co-dirigée par les sociologues Guillaume Sirois et Karim Hammou. Son premier essai « Les reines de la ville : essai sur le féminisme et l’amour du rap » paraîtra le 13 août prochain aux Éditions Somme Toute.
Philippe BLANCHET – Professeur des Universités en sociolinguistique et didactique des langues, Université Rennes 2
« Aya Nakamura ne chante pas en français » : un cas typique de discrimination glottophobe
Dès le printemps 2024, où une information a circulé selon laquelle Aya Nakamura interprèterait une chanson pendant la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques, plusieurs mouvements personnalités politiques de l’extrême-droite française ont suscité un harcèlement médiatique en considérant que «Aya Nakamura ne chante pas en français» et ne serait pas digne de représenter la France. Ces réactions ontété réactivées lorsqu’elle a effectivement chanté lors de la cérémonie. Je propose de rappeler les termes de ce rejet de ce qu’Aya Nakamura représente, en l’analysant comme expression d’une idéologie nationale, laquelle produit des discriminations glottophobes qui sont liées à d’autres discriminations, notamment xénophobes.
Philippe Blanchet est professeur de sociolinguistique et didactique des langues à l’université Rennes 2 (dpt. Communication et unité de recherche CELTIC-BLM). Il étudie notamment la valorisation ou le rejet de la diversité linguistique dans les politiques linguistiques et éducatives, en se concentrant sur les langues minoritaires au contact du français et les variétés non standard du français. Ph.B. a travaillé sur des terrains variés, notamment Provence, Bretagne, France, Maghreb, Afrique subsaharienne, Océan Indien, Amérique du Sud, Canada…, ainsi que des situations d’enseignement du français langue seconde. Il a notamment élaboré le concept de glottophobie pour rendre compte de la stigmatisation et de la discrimination de personnes ou de groupes en fonction de leurs pratiques linguistiques.
Keivan DJAVADZADEH – Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis
« C’est de l’urbain… » Aya Nakamura et les lignes de différenciation musicale en France au prisme du genre, de la race et de la classe « C’est de l’urbain… » Par ces mots, l’animateur de Planète Rap Fred Musa se justifiait en novembre 2021 d’avoir qualifié quelques instants plus tôt à l’antenne la chanteuse Aya Nakamura de rappeuse. Bien que revendiquant une affiliation à la pop, la chanteuse est fréquemment associée dans le débat public et les médias à l’« urbain ». Cette catégorie de « musiques urbaines », dont l’usage se généralise à partir des années 2000 en
France, est régulièrement critiquée en raison de son imprécision et, plus encore, de la logique de racialisation implicite qui l’accompagne (Hammou, 2024 ; Lesacher, 2023). Cette communication propose de mettre en regard les carrières de deux des artistes féminines francophones contemporaines les plus populaires, à savoir Aya Nakamura et Angèle, pour interroger la « culture de la récompense » (Delaporte, 2022) et les formes de consécration artistique au prisme du genre, de la race et de la classe. À travers une analyse d’un corpus de presse d’environ 400 articles (2018-2023), il s’agira de rendre compte de la médiatisation différente qui accompagne les deux artistes, Angèle étant davantage autorisée dans la presse à naviguer entre les lignes de différenciation musicale qu’Aya Nakamura. Si « l’urbain » se pose en « signifiant flottant » (Hall, 2013), nous verrons qu’il participe également de formes de légitimation ou d’illégitimation artistique suivant les propriétés sociales des artistes auxquelles on l’associe. Les Victoires de la musique, dont la presse se fait l’écho, agissent alors en révélateur d’une culture de la célébrité aux prises avec l’illégitimité paradoxale (Hammou, 2014, 239-258) des musiques dites « urbaines » et, plus encore, des artistes qui les personnifient.
Références
- Delaporte Chloé, La Culture de la récompense, Presses Universitaires de Vincennes, 2022.
- Hall Stuart, « La «race» : un signifiant flottant », Identités et cultures 2. Politiques des différences, Éditions Amsterdam, 2013, p. 95-111.
- Hammou Karim, Une histoire du rap en France, La Découverte, 2014.
- Hammou Karim, « Musiques urbaines. Genèse et enjeux d’une catégorie contestée », CNMlab, 2024.
- Lesacher Claire, « Explorer la circulation de la catégorie «musiques urbaines» à la fin des années 2010 en France. Une approche interactionniste et discursive, à l’aune des rapports sociaux », Volume, 20-2, 2023, p. 165-185.
Keivan Djavadzadeh est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis et membre du Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (CEMTI). Ses recherches portent sur les voies de professionnalisation, la culture de la célébrité et les rapports de pouvoir dans l’industrie musicale hip-hop, en France et aux États-Unis. Il est l’auteur de Hot, Cool & Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien (Éditions Amsterdam, 2021).
Elina DJEBBARI – Maîtresse de conférences en anthropologie de la danse, université Paris Nanterre
Aya à Fontainebleau : conquérir la « France », s’ériger en Queen Réalisé en 2019, le clip de la chanson « Pookie » d’Aya Nakamura a généré à ce jour plus de 350 millions de vues sur YouTube. Tourné dans les galeries et salles iconiques du château de Fontainebleau, le clip présente la chanteuse comme maîtresse des lieux, accompagnée par moments dans ses déambulations par des danseurs de Voguing. Plusieurs dynamiques d’appropriation et, partant, de revendications se réalisent ici : les marges investissent l’espace symbolique du classicisme français et du pouvoir monarchique. Par ses tenues, ses postures et les danses mobilisées, Aya Nakamura convoque dans ce clip de nombreuses références à la culture médiatique populaire, interrogeant les passages possibles de la rue au château, du populaire au classique, de l’illégitime au mainstream, de l’ombre à la lumière, etc. Au-delà de l’intermédialité propre à cette réalisation audiovisuelle, le clip de Pookie s’inscrit plus largement dans une tendance perceptible ces dernières années où un certain nombre d’artistes populaires internationaux, et pour la plupart « blacks », se font représenter dans des lieux et monuments français hautement symboliques : les Carter au musée du Louvre dans « Apeshit » par exemple. Les chanteurs francophones d’origine africaine pas exception : (Maître) Gims a tourné notamment au Château de Maisons-Laffite (« Changer », 2013) puis au Château de Brou (« Ana Fi Dar », 2017), tandis que le clip « Affairage » (2018) du duo togolais Toofan présente différents registres de danse (urbaines mais aussi classique) au sein d’une demeure à l’architecture néo-classique. En partant du clip de « Pookie » et en le comparant à d’autres réalisations audiovisuelles, cette communication propose d’interroger les relations qui sont opérées par le medium du clip entre certains types de danses, les corps de celles et ceux qui les performent, et la symbolique des espaces investis. La question politiquede l’appropriation sera ainsi posée à nouveaux frais, révélant les ressorts médiatiques, visuels et dansés de mise en scène et d’affirmation d’une légitimité à occuper certains lieux, mobilisés par celles et ceux qui, comme Aya Nakamura, sont parfois encore considéré.es comme des représentant.es de minorités marginalisées malgré leurpopularité à l’échelle nationale et internationale.
Elina Djebbari est anthropologue et ethnomusicologue, maîtresse de conférences à l’université Paris Nanterre. Après une thèse sur le ballet national du Mali (EHESS, Paris) et plusieurs projets postdoctoraux ayant porté sur la (ré)appropriation mémorielle en Afrique de l’Ouest de pratiques musicales et dansées afro-caribéennes (ERC Modern Moves, King’s College London ; ANR-FAPESP Transatlantic Cultures, université Sorbonne Nouvelle), ses recherches actuelles portent sur le genre musico-chorégraphique du bollo en Côte d’Ivoire et les dynamiques sous-jacentes de circulations et créolisations transatlantiques.
Juliette HUBERT – Doctorante en littérature et en musicologie, Université Polytechnique des Hauts-de-France et à l’Université Laval au Canada
« Aya Nakamura ce n’est pas Alpha Wann » ? Réflexion sur les dynamiques d’inclusion et d’exclusion qui relient Aya Nakamura au genre du rap.
Le genre musical d’Aya Nakamura n’a cessé d’être requalifié depuis ses premiers succès en 2018, oscillant entre rap, chanson, pop urbaine ou « nouvelle pop ». Cette fluctuation peut témoigner de la superposition de critères textuels (le « texte » étant entendu au sens de l’œuvre, incluant musique et paroles), et extratextuels, dont son identité de femme noire issue des quartiers populaires (Lesacher, 2023), dans la catégorisation générique. L’élucidation de ces critères a fait l’objet de travaux dans le rapport d’Aya Nakamura à la chanson (Parent, 2023), et nous aimerions à présent étudier ses rapports au rap. En 2020, celle-ci déclare en effet trouver « bizarre » d’être qualifiée de rappeuse, réagissant peut-être aux assignations identitaires. Elle nuance cependant sa réponse : « […] il y a le nouveau rap où on peut chanter et avoir des belles mélodies, avec un rythme zoukant ou dansant, donc c’est normal […] » (Nakamura, 2020). De fait, sa proximité avec la scène du rap est frappante : elle partage avec les rappeur·euse·s des duos, son label (Rec. 118), un mode de composition (« instru » composée par un tiers en MAO, ligne vocale décomposée en « top-line » et paroles, séminaires de création…), jusqu’à devenir en 2024 jury de « Nouvelle École », un télé-crochet rap. On peut alors se demander si son exclusion du rap par certains acteurs du genre n’est pas encore le fait d’une assignation. En effet, si l’on compare
l’œuvre de Nakamura aux grands succès de la trap, on se rend compte que – dans différentes proportions à travers sa carrière – du point de vue des « instrus », des mélodies, de la prosodie, du mode phonatoire, des thèmes, de la syntaxe, du lexique t de l’éthos, les points communs sont nombreux et la différence d’avec le rap s’avère difficile à nommer. En comparant certains morceaux représentatifs de la diversité du style de Nakamura à un corpus de morceaux populaires de trap de ces six dernières années selon les critères susmentionnés, nous aimerions d’une part confronter lescritères extratextuels aux critères textuels qui font son rapport au rap, et d’autre part contribuer à réfléchir à la singularité de son style en pointant, également, ce qui l’en éloigne.
Références
- [Vidéo]. Dans Interview Carrière. Konbini. https://www.youtube.com/watch?v=qpdEkdD5y6E
- Lesacher, C. (2023). « Explorer la circulation de la catégorie « musiques urbaines » à la fin des années 2010 en France. Une approche interactionniste et discursive, à l’aune des rapports sociaux ». Volume !, 20:2(2), 165‐185.
- Parent, Emmanuel (2023), « French prosody in crisis ? Aya Nakamura and the rise of post-African musicality in 21st-Century French popular music », 12th IASPM International conference « Popular Music in Crisis », Minneapolis, 26-30 June 2023.
Juliette Hubert est doctorante en littérature et en musicologie (cotutelle) à l’Université Polytechnique des Hauts-de-France et à l’Université Laval au Canada, sous la codirection de Stéphane Hirschi et de Serge Lacasse. Sa thèse porte sur la rupture musicale et syntaxique dans la trap francophone.
Jeremy MICHOT et Grégoire TOSSER – Maitres de conférences en musicologie, Université de Tours
« Entre nous y’a un fossé » ? Le problème de l’analyse musicale dans les chansons d’Aya Nakamura
Les récents commentaires de Gérard Larcher, sur France 2, et Philippe de Villiers, sur CNews, à propos de la chanteuse Aya Nakamura et de ses chansons, ont mis en évidence, par un prisme musical, les discours à la fois misogynes et racistes des droites réactionnaires françaises. Si de telles expressions, se focalisant d’abord sur le corps de la chanteuse racisée (« on est assez loin de la représentation de notre pays »/« elle est certainement très sympathique et volumineuse… par son talent ») ensuite sur les paroles de ses chansons (« Catchaca [sic] par exemple qui est l’ôde à la levrette je ne suis pas sûr pour le vétérinaire »/« vous avez le massacre de la langue française »), appartiennent sans équivoque à des registres oraux discursifs discriminatoires, elles ne doivent pas occulter les autres formes de racismes, bien moins visibles, qui imprègnent par exemple la théorie musicale, l’analyse et leurs pratiques. Philip Ewell met l’accent sur ce point central dans ses travaux récents : la théorie musicale enseignée dans les universités étasuniennes (mais aussi françaises) s’inscrit dans un cadre racial blanc (Ewell 2023, 21) et ne saurait par conséquent produire un discours productif appliqué, dans une perspective analytique, aux musiques non blanches et hors canon tonal classique. Comme l’écrit le musicologue : il n’y a aucun R-E-S-P-E-C-T à faire l’analyse néo-riemannienne d’un morceau d’Aretha Franklin (Ewell 2023,
219). Est-ce à dire que ces analyses formelles, croisées avec d’autres approches comme a pu le faire Emmanuel Parent dans l’analyse d’une chanson de Cardi B (Parent 2021), sont pour autant inopérantes ?Dans le cadre restreint de la communication, nous tenterons de répondre à cette
question en ne nous intéressant qu’à un corpus limité de chansons puisé parmi les plus écoutées sur la plateforme Spotify entre 2017 et 2023 (Pookie, Copines, Djadja, Baby, Jolie nana, Plus jamais, La Dot, Oula, Hypé, 40% et Comportement). Dans un premier temps, il sera question de réfléchir à la question de style appliquée à ce répertoire à l’aide d’outils analytiques formels et harmoniques, avant de proposer une réflexion plus large consacrée aux interactions culturelles à l’œuvre dans les chansons d’Aya Nakamura.
Références
- De Villiers, Philippe dir. 2024. Face à Philippe de Villiers / 10 Mai 2024 (CNews). https://www.youtube.com/watch?v=oM5lvjozTDA.
- Ewell, Philip. 2023. On Music Theory and Making Music More Welcoming for Everyone. Music and Social Justice. Ann Arbor [Michigan]: University of Michigan Press.
- Hubert, Juliette. 2021. « La fonction esthétique de l’argot chez Aya Nakamura : entre reconnaissance et mystère ». Revue d’études françaises 25: 75–86. https://doi.org/10.37587/ref.2021.1.07.
- Parent, Emmanuel. 2021. « I don’t dance now, I make money moves » : formalisme et attitude dans « Bodak Yellow » de Cardi B », Musurgia XXVIII (2–3): 49–72. https://doi.org/10.3917/musur.212.0049.
- Télé Matin, dir. 2024. Les 4 Vérités – Gérard Larcher Critique Le Choix d’Aya Nakamura Pour La Cérémonie d’ouverture Des JO. https://www.youtube.com/watch?v=ZOcgQ-6DugQ.
Jérémy Michot est agrégé de musique et maître de conférences à l’université de Tours. Il travaille sur les musiques de séries télévisées et sur les intersections entre les théories queers, féministes et la musicologie. Il est membre du comité de rédaction de la revue Transposition et co-fondateur de la revue Émergences, musique son et médias audiovisuels.
Grégoire Tosser est maître de conférences en musicologie à l’université de Tours. Sa recherche et son enseignement concernent principalement les musiques américaine, russe et hongroise des XXe et XXIe siècles. Plus récemment, ses activités de recherche s’orientent vers l’analyse des musiques pop et rock, de la chanson, et de la relation son/musique/image au cinéma.
Emmanuel PARENT – Maitre de conférences en musiques actuelles et ethnomusicologie, Université Rennes 2
Inna Jamaican Stylee. La prosodie « gang » d’Aya Nakamura
Les nombreuses polémiques qui accompagnent le succès d’Aya Nakamura depuis 2019 portent sur le lien historiquement fort entre chanson française et identité nationale. Du fait de ses innovations linguistiques, parfois ridiculisées sur les plateaux de télévision conservateurs, ses chansons sont parfois perçues comme transgressantde manière trop radicale l’héritage de la langue et de la chanson française. Ce travail de transformation se joue aussi un niveau musical, qui est plus rarement discuté dans les médias. Bien que non verbal et donc moins explicite, ce dernier n’en est pourtant pas moins efficace. Qu’il s’agisse des parties instrumentales (le beat) ou vocales (le flow), Aya Nakamura a développé un style musical qui, en s’imposant largement dans le paysage médiatique hexagonal, vient interroger le devenir contemporain de la chanson française.
Dans cette communication, nous souhaitons nous intéresser plus particulièrement à la dimension prosodique du style de Nakamura, soit l’articulation rythmique de ses paroles : la façon dont elle « pose ». En isolant un corpus de chansons à la tonalité plus agressive ou dynamique (parfois désignées par la chanteuse par le terme « gang »), on tâchera de mettre en lumière certaines régularités prosodiques qui construisent son identité vocale. En reliant ces techniques articulatoires à l’histoire de la musique « afro » ou « afro new style » telle qu’elle a émergé en France à partir de la fin des années 2000, on posera quelques hypothèses quant au jeu d’influences à l’œuvre, en particulier caribéennes et jamaïcaines, et ce que leur intégration dans le style Nakamura nous dit du genre de la chanson française lui-même.
Emmanuel Parent est maître de conférences en musiques actuelles et ethnomusicologie à l’université Rennes 2 et chercheur au sein de l’unité de recherche « Arts : pratiques et poétiques ». Ses recherches portent sur la musicologie et l’anthropologie des musiques africaines-américaines, des blues au hip-hop et musiques électroniques. Auteur de Jazz power. Anthropologie de la condition noire chez Ralph Ellison (CNRS Editions, 2015), il est aujourd’hui directeur de la publication de Volume ! La revue des musiques populaires et président de la branche francophone d’Europe de l’IASPM (association internationale de recherche sur les musiques populaires).
Baptiste PILO – Post-doctorant en musicologie au CNRS – Centre d’études sur la Renaissance (UMR 7323)
De « cette jeune femme d’Aulnay-sous-Bois » à « la queen des queen » : Aya Nakamura dans les journaux télévisés français – une invisible ascension
Cette communication propose d’interroger les représentations d’Aya Nakamura dans les journaux télévisés français. Il s’agit d’étudier une artiste majeure de la culture musicale contemporaine dans un espace médiatique majoritaire, reflet d’un compromis et d’un conformisme en permanence provisoire – autant fenêtres sur le monde que miroirs (déformants) tendus au spectateur et à sa société.
Le dépouillement des archives des éditions des différents journaux télévisées des chaines «hertziennes» (TF1, FR2, FR3, ARTE, M6), de 2018 à 2024, constituées par l’INA (INAthèque) fait apparaître un point crucial : malgré son succès populaire, l’artiste en est quasiment invisible. Une telle absence interroge. Comment les journaux télévisés peuvent-ils autant ignorer l’artiste? Nakamura serait-elle donc du côté des cultures (populaires) illégitimes ? Ou serait-elle trop « clivante » pour le conformisme des JT ?Seul M6, à travers ses deux journaux télévisés (le 12/45 et le 19/45), témoigne, à partir de 2018, de l’ascension de l’artiste etdu développement de sa discographie. Elle n’est qu’anecdotique dans les autres sources consultées. À titre d’exemple, elle est rapidement mentionnée comme « cette jeune femme d’Aulnay-sous-Bois » dans un reportage daté de 2018 diffusé par TF1 à propos des artistes français les plus streamés au monde.
L’étude du corpus, principalement issu de la chaîne M6, permet néanmoins de faire émerger plusieurs grands thèmes dans le discours audiovisuel porté à l’endroit de l’artiste et de son œuvre :
- La question de la langue ;
- Son féminisme et les rapports femme homme ;
- Ses origines et son incarnation de l’interculturalité française ;
- Son succès (souvent quantifié) et sa reconnaissance par le public et ses pairs ;
- Sa contemporanéité, faisant d’elle et de son œuvre des représentants du monde d’aujourd’hui.
Nous nous attacherons ainsi à analyser finement chaque grand thème afin de comprendre comment sont construits la persona de l’artiste et de son œuvre dans l’espace public télévisuel français.
Baptiste Pilo est docteur en musicologie de l’université Rennes 2. Il est actuellement post-doctorant au CESR (UMR 723) dans le cadre du projet de recherche national ICCARE consacré aux industries culturelles et créatives. Après avoir travaillé sur le metal extrême, il travaille désormais sur les musiques actuelles à l’adresse du jeune public. Il a notamment publié dans la Revue de musicologie et Volume !