Programme de recherche 2022-2026

La fabrique cinématographique : entre représentations documentées et imaginaires

Programme piloté par Roxane Hamery, Grégory Wallet et Antony Fiant

 

Ce programme de recherche vise à observer et questionner les raisons et les manières dont – depuis l’invention du cinéma et dans le monde entier, sous des formes et avec des objectifs très variés –, la chaîne de fabrication du cinéma a fait l’objet de nombreuses représentations certes documentées mais aussi soumises à des imaginaires. Il s’axera sur l’étude des discours et représentations de la fabrique cinématographique au sein des films comme dans le non-film, que le cinéma soit considéré comme un art, une industrie et/ou une culture.

De L’Homme à la caméra de Dziga Vertov (1929) à Annette de Leos Carax (2021), de A.K. de Chris Marker (1985) à Abel Ferrara: Not Guilty de Rafi Pitts (2003) ou The Offer de Michael Tolkin (2022), très nombreux sont les films ou séries, de fiction ou documentaires, à avancer de singulières propositions formelles contribuant à ces représentations. Celles-ci peuvent concerner les contextes socio-économiques et techniques de la création cinématographique ou, plus largement, l’ensemble des phases de la fabrication des films (pré-production, production ou post-production), que les films aient pour finalité les salles de cinéma, la télévision ou l’internet, qu’ils aient une vocation artistique, promotionnelle ou didactique (fictions, documentaires, reportages ou émissions TV, bonus DVD ou Blu-ray, bandes-annonces, teasers, etc.).

La représentation de la fabrique cinématographique y engage une forme de réflexivité qui opère à deux niveaux : d’abord celui du représenté, c’est-à-dire des choix opérés par les cinéastes quant à ce que l’on choisit (ou non) de montrer de cette fabrique à l’écran ; mais aussi celui du dispositif même de représentation, puisque la technique permettant de produire les images en question est bien souvent la même que celle qui apparaît dans ces dernières. Filmer par exemple une caméra sur un plateau de tournage revient à mettre en place un jeu de miroir assez évident, qui redouble au plan diégétique ce qui se passe au plan génétique, et qui invite le spectateur à percevoir à l’écran le dispositif même par lequel les images qu’il regarde sont conçues. C’est sans doute pour cette raison que le métafilm donne la plupart du temps le sentiment de nous « renseigner » sur l’envers du cinéma, de nous donner à voir en toute transparence une réalité que les autres films s’évertuent à cacher : leurs reconstructions imaginaires des tournages sont ainsi dissimulées sous le vernis d’un pseudo-réalisme que détermine en grande partie cette dimension spéculaire.

L’ensemble des films concernés faisant appel à des modalités extrêmement diverses et aucunement réductibles à la mise en abyme, il s’agira donc de mettre en évidence leurs propositions, en les considérant isolément (par l’analyse de films) ou bien en les croisant pour mieux repérer ou déterminer certaines tendances dans la façon dont, tout au long de l’histoire du cinéma, on a éprouvé la nécessité de ce geste réflexif.

Mais les représentations de la fabrique cinématographique ont aussi la particularité d’être pluri-médiatiques. Outre les films eux-mêmes, la presse, l’édition, la radio ont largement contribué à diffuser de telles représentations à travers : les autobiographies, les mémoires ou biographies, les récits romanesques, les écrits critiques ou théoriques, les articles ou reportages révélant des conditions de la fabrique cinématographique, les entretiens avec des cinéastes et leurs divers collaborateurs, les documents iconographiques témoignant de la préparation ou de la fabrication des films, les scénarios ou découpages publiés ou disponibles en archives, les documents promotionnels, les publicités pour du matériel technique et guides d’usage, les manuels de découverte du cinéma (son industrie, ses métiers…), etc. Si l’ensemble de ces discours et représentations non filmiques (écrits, oraux ou iconographiques) visent en premier lieu à documenter la fabrique cinématographique sous la forme de témoignages directs, d’études ou de récits, ils n’en débouchent pas moins, eux aussi, sur des imaginaires en spéculant sur le devenir du film en gestation.

Chacun des énoncés matérialisés sur ces supports semble familier au chercheur qui a l’habitude de les mobiliser pour alimenter ses travaux, quelle que soit l’approche concernée (analyse, esthétique, histoire, théorie). Il les sélectionne en fonction des éléments de réponse qu’ils apportent aux questions qu’il se pose sur la genèse des films, leur écriture, leur tournage, le travail des acteurs, etc. Ils ont alors le statut de documents et sont mis au profit de la résolution d’une question. Nous proposons ici d’inverser la perspective habituelle de la recherche, en conduisant une réflexion d’ordre épistémologique qui en passe par l’analyse de ces énoncés pour eux-mêmes. Dans cette optique, il ne s’agit plus tant de les envisager comme des sources que comme des objets de recherche. Ainsi « ouverts » qu’ont-ils à nous dire de la fabrique cinématographique, mais surtout comment les analyser ? À quelles finalités ces récits répondent-ils ? Quelles formes adoptent-ils ? Comment les informations qu’ils comportent sont-elles médiatisées ? Quels imaginaires véhiculent-ils et à quels contextes historiques, nationaux, culturels ou socio-économiques se rapportent-ils ? Quel crédit apporter aux informations factuelles qu’ils contiennent ?

Le cadre épistémologique qui sous-tend et accompagne cette étude, du côté du film comme du non-film, doit in fine participer à une recherche qui se situe sur plusieurs niveaux de réflexion amenés à se croiser :

  • au niveau esthétique et dramaturgique autour des questions posées par les représentations de la fabrique cinématographique ;
  • au niveau historiographique pour interroger l’historicité des représentations de la fabrique cinématographique, aux échelles nationales ou transnationales ;
  • au niveau de l’histoire des métiers en travaillant sur les représentations des savoir-faire et des professions ;
  • au niveau de l’histoire des techniques (par exemple des effets spéciaux qui constituent l’un des pôles attractionnels des bonus DVD ou Blu-ray type making-of) ;
  • au niveau socio-historique et des études de réception, par l’analyse des discours qui opèrent une médiation entre le film et son public ;
  • au niveau économique en s’intéressant à la matière para-filmique (promotionnelle ou autre) ;
  • au niveau didactique pour aider à comprendre comment se transmettent les savoirs et les savoir-faire en matière de cinéma ;
  • au niveau génétique pour documenter l’histoire des films lorsqu’est posée la question de la médiation des archives ;
  • au niveau patrimonial pour documenter la mémoire des films ;
  • etc.

Ce programme se situe donc tout à la fois sur les terrains épistémologique, génétique, historique, historiographique, archivistique, sociologique, économique, esthétique ou encore technique. À partir de ces multiples niveaux de réflexion, il nous est possible de dégager trois axes de recherche :

(Se) représenter la technique cinématographique
La technique – au cœur des deux précédents programmes de recherche de notre équipe (Technès et Beauviatech) – doit à nouveau être envisagée ici. Que nous disent les diverses représentations des appareils (trop souvent réduits aux caméras et micros) et autres objets techniques accompagnant l’ensemble du processus de création cinématographique ? En quoi et comment documentent-elles ce dernier ? Comment et pourquoi la technique a fait l’objet de tant d’imaginaires prospectifs ?

(Se) représenter l’équipe du film au travail
Il s’agit dans cet axe d’étudier la composante humaine de la fabrique cinématographique en mettant en évidence des savoir-faire et des compétences mais aussi des relations sociales, des hiérarchies, des collaborations, des interactions, des gestes ou encore des méthodes. Si le terme d’équipe suggère une multitude d’interventions dans une perspective industrielle du cinéma, une attention particulière sera accordée aux pratiques légères voire solitaires (à commencer par les pratiques amateurs).

(Se) représenter les lieux et temporalités de la fabrique du film
Ce troisièmeme axe vise à s’interroger sur les lieux de la fabrique cinématographique. Parmi ces lieux, le studio est bien entendu celui qui a véhiculé les représentations les plus nombreuses, objet de fantasmes associés à l’illusion cinématographique. Cette centralité ne doit cependant pas faire oublier la diversité des représentations associées à d’autres étapes de la création et d’autres formes cinématographiques, qu’il s’agisse de montrer la pré-production, les tournages en décors réels, la post-production, les laboratoires, etc.

Cette liste d’axes de recherche, bien sûr non exhaustive, offre un premier aperçu des possibilités d’études des représentations de la fabrique cinématographique. S’ils reposent en premier lieu sur les différentes compétences de notre équipe, ils pourront donner lieu à des études interdisciplinaires, voire transdisciplinaires, tout en appelant des collaborations avec d’autres universités.