La notion de flicker renvoie à plusieurs domaines : électricité, éclairage, vision (« flicker de projection ») ou pratique filmique (« flicker de montage »). En électricité, le flicker consiste en un défaut de tension qui a pour conséquence de perturber la stabilité des éclairages. Cette technique, produisant une impression d’instabilité de la sensation visuelle en raison d’un stimulus dont la luminance fluctue avec le temps, est utilisée par nombre de cinéastes expérimentaux privilégiant la forme sur le contenu. En expérimentant sur les limites du médium, les artistes ayant recours à la technique du flicker (dans son acception élargie) cherchent à accentuer le « flicker de projection » en juxtaposant au montage des photogrammes noirs et blancs (ou de couleurs) créant ce que l’on peut nommer un « flicker de montage ». En résulte un effet de papillonnement (ou de clignotement), qui peut aussi être le résultat d’un montage de photogrammes renvoyant au principe mécanique de l’intermittence cinématographique.
Dans la perspective du programme de recherche « La fabrique cinématographique : entre représentations documentées et imaginaires » proposé par l’équipe cinéma du laboratoire « Arts : pratiques & poétiques » de l’Université Rennes 2, nous souhaitons mettre l’accent, durant cette journée d’études sur l’aspect technique et performatif du flicker. Quelles opérations techniques le flicker mobilise-t-il ? De quelles façons les artistes utilisent-ils le flicker dans leur pratique filmique ? À défaut de travailler le flicker au sens propre, peut-on parler d’un « effet flicker » devant certains films qui utilisent le montage à la caméra (Jonas Mekas, par exemple) ? En quoi le flicker, en raison de sa dimension autoréflexive, invite-t-il à nous interroger sur la « fabrique cinématographique » des cinéastes ? Qu’il s’agisse d’un travail sur l’intervalle, la couleur, la lumière ou l’obturateur, on notera une constante importante dans le flicker film : la mise à nu du dispositif mécanique de projection.
Lumière stroboscopique et son optique : poétique du flicker chez Bruce McClure
Benjamin Léon, Université Rennes 2 (APP)
Architecte de formation, Bruce McClure propose depuis les années 1990 des performances dans des lieux en lien avec le cinéma expérimental et la musique underground. À l’aide de projecteurs 16 mm modifiés, chargés de boucles de films, McClure manipule le défilement de l’image en créant des effets optiques basés sur la pulsation lumineuse syncopée (l’effet flicker). Ce travail produit une expérience multisensorielle stimulante mais éprouvante pour le spectateur, rendant difficile le regard soutenu en direction de l’écran. Dans le cadre de cette communication, je mettrai en avant deux éléments constitutifs du flicker dans les performances filmiques de McClure : la lumière stroboscopique et le son optique. En insérant des filtres métalliques sur les projecteurs et en générant des boucles de films opaques puis transparents, nous verrons comment l’artiste construit sa lumière stroboscopique. Quant à la manipulation de la bande image, elle a pour conséquence directe de modifier le son, en le faisant défiler soit plus rapidement, soit plus lentement. Le spectateur a l’impression d’en percevoir l’organisation spatiale, mais aussi d’en imaginer l’orchestration pourtant inexistante. Dans la mesure où ces performances sont pensées en fonction du lieu investi, je proposerai d’analyser cette fabrique d’images en lien avec le concept « d’indétermination » popularisé par le compositeur et poète américain John Cage.
Où ça « flicke » ? La Fabrique de l’intermittence perceptive dans l’œuvre filmique et performative de Ken Jacobs
Tatian Monassa, Université Paris Cité (Cerilac)
Ken Jacobs est un cinéaste à la fois foncièrement bricoleur et profondément intellectuel. Sa manipulation des outils et des matériaux à sa disposition (projecteurs, bobines de film, lanternes, etc.) est mue par des interrogations assez sophistiquées. Profondément marqué par les enseignements du peintre expressionniste abstrait Hans Hofmann, Jacobs se fixe progressivement un objet expérimental de prédilection : les phénomènes de perception visuelle éphémère du mouvement. Dans le cours de ses recherches, il trouve dans l’intermittence perceptive un outil privilégié pour tester des hypothèses créatives. C’est ainsi qu’il investit le flicker, scintillement provoqué par le passage de l’obturateur devant le film dans une projection argentique, comme un opérateur d’expérimentation d’effets divers, parmi lesquels la perception momentanée en trois dimensions et la production d’un mouvement « suspendu » entre répétition et ralenti, qu’il nomme Eternalism. Manipulant ces intervalles noirs entre deux images, soit lors de performances de projection ou de montages photogramme par photogramme, Jacobs interroge non seulement les différents impacts de l’interruption du flux lumineux sur notre perception, mais aussi comment des éléments techniques matériels engendrent des formes abstraites. L’imbrication entre ces deux problèmes esthétiques majeurs traverse l’ensemble de son œuvre, affirmant le flicker comme motif structurel et comme motif plastique.
L’écran vide
Enrico Camporesi, Musée national d’art moderne (Centre Pompidou)
Entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1970, des cinéastes et artistes tels Peter Kubelka, Tony Conrad, Paul Sharits, entre autres, travaillent le film flicker, dont l’effet clignotant, justement, repose en bonne partie sur l’utilisation d’images « vides » ou alors « vidées » de leur contenu photographique. « L’écran vide », résultat d’un instant de la projection de ces films, est l’avatar d’un programme esthétique que la critique américaine Annette Michelson s’attache à restituer et à analyser dans quelques textes publiés dans les années 1970. Véritable sujet d’étude, cette image résolument aniconique est également un objet d’affection, que cette communication vise à resituer en posant quelques questions d’ordre théorique mais également matériel.
Les flicker films ou la dialectique de l’anti-illusionnisme
Charlie Hewison, Université Paris Cité (Cerilac)
Dans les théories et pratiques matérialistes variées du cinéma, une constante est l’anti-illusionnisme. Comprise dans l’articulation entre une tradition moderniste de l’autoréflexivité de l’œuvre d’art et l’impératif marxiste de rendre visible les conditions de production, l’anti-illusionnisme matérialiste au cinéma entend produire des œuvres qui ne permettent pas aux spectateur.rice.s d’être emporté.e.s dans un monde imaginaire créé à l’écran, mais au contraire décompose le dispositif au moment de la projection pour permettre d’en saisir les processus divers qui la rendent possible. Or, il y a une ambiguïté ou une dialectique constitutive dans le rapport des flicker films à l’illusion cinématographique. Il semblerait que, comme l’avait écrit Peter Gidal dans un autre contexte, le dispositif même du cinéma tendra toujours vers la représentation : même du film vierge projeté engendre « des associations abstraites (ou non) ». On peut peut-être alors approcher le flicker film non pas simplement comme une pratique qui met à nu un des éléments du dispositif cinématographique, mais comme un exemple du rapport complexe qu’entretient ce dispositif avec l’illusion.
Claudine Eizykman, V. W. Vitesses Woman (1972-1974)
Olga Kobryn, Université Paris Cité (Cerilac)
Élaboré à partir de cinq séquences distinctes et de deux matrices (combinaisons de séquences), le ruban filmique a été recomposé à l’aide d’une alternance entre les photogrammes positifs et négatifs, en couleur et en noir et blanc, ainsi que par la variation de l’échelle des plans, afin de créer « des vitesses cinématographiques perceptives, inconnues jusqu’alors » (Eizykman). Le travail d’agencement des photogrammes, aussi appelé à créer l’effet volumétrique (différence principale avec les travaux issus du cinéma structurel américain, notamment ceux de Paul Sharits), constitue le principal axe de recherche d’Eizykman et s’inscrit dans la lignée du cinéma d’avant-garde des années 1920, et des travaux théoriques de Maya Deren autour de la pensée du montage et de l’agencement selon le principe d’anagramme. Dans cette série, la pulsation de l’effet flicker rappelle l’acte sexuel ou érotique et dénonce le pouvoir de servitude du corps féminin dont le corps même du film devient le substitut. Cette communication tâchera d’analyser la manière dont la « forme flicker » d’Eizykman s’inscrit dans l’histoire du cinéma d’avant-garde et constitue un travail d’incorporation du discours féministe jusqu’à la structure formelle des images.
Codages : animation, feuilletage et flicker
Bruno Elisabeth, Université Rennes 2 (PTAC)
Cette communication se propose de porter une forme de regard autoréflexif sur la série Codages (2006). Celle-ci est issue de fragments de films 8 mm amateurs, datant approximativement de la fin des années cinquante et du début des années soixante. Elle est constituée d’une part de six très courts métrages d’animation, d’une durée d’une minute trente secondes chacun, d’autre part de six folioscopes (flip-book). Par ailleurs, cet ensemble peut également être accompagné d’agrandissements photographiques de chacun des photogrammes ainsi que des fragments de films eux-mêmes, exposés dans de petits cadres lumineux, qui permettent ainsi la consultation de ces rubans originaux par transparence. Les courtes séquences sélectionnées ne sont constituées que d’une vingtaine d’images. Ces photogrammes, situés dans les premiers centimètres des bobines, sont ceux que le laboratoire sacrifiait, au moment du développement, afin d’y faire figurer un codage. Cette opération avait pour fonction de distinguer les bobines les unes des autres lors du processus de développement. Ce qui a retenu mon attention sur ces images c’est à la fois leur rareté et leur singularité. Cette communication éclairera ces deux caractères, puis explorera le rapport au flicker de ces surgissements parasites.