Dans le cadre de l’année 2022 qui célèbre le quatre-centième anniversaire de la naissance de Molière, nous souhaitons revenir sur la caractéristique principale de ce personnage aux yeux de ses contemporains : Molière était d’abord un acteur comique exceptionnel et un chef de troupe avisé, capable de « faire jouer jusques à des fagots1 ». En élargissant la définition de cette fonction de capo comico, empruntée au théâtre italien de son temps, à celle d’acteur-créateur de spectacle, nous souhaitons envisager la carrière de Molière et des actrices et acteurs qui, comme lui, ont occupé une place centrale dans l’activité de production de spectacles, individuelle ou collective, au sein d’une troupe de théâtre, sur plusieurs années ou constituée temporairement pour un spectacle isolé.
Nous souhaitons en effet ne pas nous en tenir exclusivement aux formules désormais connues et étudiées de « comédien-auteur2 », entendue comme la reconnaissance de son activité de dramaturge, ou d’« acteur créateur » visant à rendre hommage à la participation active de tout interprète à la création artistique des formes spectaculaires3. Nous souhaitons explorer les conséquences artistiques du phénomène par lequel l’acteur, en tant que professionnel maîtrisant une technique particulière de jeu4, est au centre de la production théâtrale. En étudiant la manière dont les spectacles sont en fait conçus par et pour des actrices et des acteurs, nous souhaitons éclairer une économie de la création comique.
Nous faisons cependant l’hypothèse que ce phénomène est en effet plus lisible avec les comédiennes et comédiens comiques alors même qu’il est vraisemblablement identique, surtout durant la première modernité, pour les interprètes sérieux. Ainsi, plusieurs études ont fait la lumière sur la spécificité des méthodes et des moyens de production du spectacle de la part des acteurs dell’arte. Cette dramaturgie de l’acteur, fondée sur des savoirs partagés de génération en génération, est aussi remarquable pour la façon dont certains ont réussi, tout en demeurant dans le cadre de la tradition collective, à forcer les contours de leur rôle en le rendant mobile jusqu’à le transfigurer, ce qui a assuré à la commedia dell’arte une vitalité de plusieurs siècles5. Même lorsqu’au XVIIIe siècle l’auteur vénitien Carlo Goldoni a opéré par son théâtre comique une transition de la dramaturgie de l’acteur à la dramaturgie de l’auteur, cette vitalité n’a pas été effacée mais au contraire elle a été exploitée dans une relation de collaboration étroite entre l’auteur et ses interprètes. La circulation des actrices et acteurs dell’arte en Europe, leur présence institutionnelle en France à l’époque de Molière mais aussi au XVIIIe siècle, amènent à s’interroger sur leur contribution, directe ou indirecte, à la construction de l’acteur comique comme créateur du spectacle. L’organisation du spectacle à partir des comédiennes et comédiens et de leur identité professionnelle et artistique, a fait également l’objet de nombreuses études du côté du clown, homo ludens par excellence, dont le jeu comique repose sur une présence, mais aussi une maîtrise gestuelle, un rythme, une capacité à « organiser le désordre » en amont de la représentation et à entrer en interaction avec le public…
En élargissant enfin la perspective à l’ensemble de la production théâtrale européenne, et de d’autres zones géographiques (Inde, Indonésie, Japon, Chine…), embrassée sur toute sa durée, de l’Antiquité à nos jours, de Roscius à Jacqueline Maillan, en passant par Will Kemp ou I Made Jimat, il s’agit donc de renouveler à l’aide de ces apports une perspective sur l’histoire du théâtre qui est encore souvent, du moins en France, texto-centrée. En effet, celle-ci se raconte peu du point de vue des acteurs : traditionnellement mis au second plan en raison du caractère nécessairement lacunaire des sources, mais aussi de la mise en valeur habituelle des textes (textes des auteurs et des théoriciens), la perspective de l’acteur paraît difficile à modéliser en ce qu’elle semble avant tout relever d’une pratique toute personnelle. Elle peut, en ce qui concerne spécifiquement le comique, être dévalorisée parce qu’il est vu comme la recherche d’une adéquation entre l’offre et la demande du public, ravalée à un simple commerce.
En réintégrant le jeu comique et ce qu’il recèle de savoir-faire dans l’histoire du théâtre, en se souvenant que l’un des enjeux de la sortie au spectacle est d’abord d’aller voir des personnes jouer, et en soutenant que la relation qui s’établit parfois de manière éminemment familière entre l’artiste comique et les spectatrices et spectateurs ne peut à l’heure actuelle être tenue pour négligeable, notre ambition est de nous tenir au plus proche des pratiques réelles. En interrogeant la nature même du texte de théâtre de manière à lui restituer sa part d’improvisation, sa part d’insaisissable, nous espérons ainsi éclairer l’œuvre de Molière par les pratiques de ses contemporains, y compris de ses camarades de jeu, pour qui il a su écrire des rôles sur mesure, mais aussi par celles de ses prédécesseurs et successeurs, compagnons de plateau. Il s’agit idéalement d’éclairer la trace, ce qui nous est parvenu sous forme d’allusions, de remarques éparses, de notations, par la réalité plus tangible des techniques professionnelles contemporaines, anciennes et modernes.
Les axes envisagés seraient les suivants :
. Molière acteur comique. En retraversant minutieusement l’œuvre – publiée ou piratée – de Molière-auteur et celle de ses immédiats contemporains, camarades de jeux, rivaux, collègues en général, est-il possible de reconstituer des traits physiques, les procédés techniques, les jeux vocaux et les grimaces de celui qui fut considéré comme un animal comique ? Sans prétendre renfermer la création poétique de cet auteur dans les strictes limites de ses capacités (le plus souvent décrites comme des incapacités par ses détracteurs6), peut-on tenter le portrait d’un acteur, de ses ressources, et en mesurer les répercussions sur son travail d’auteur ?
. des portraits d’artistes. S’il s’agit de réintégrer pleinement la figure des acteurs dans l’écriture de l’histoire du théâtre, nous ne nous priverons pas de revenir sur la notion de parcours artistique et ses résonances dans l’élaboration d’un personnage, d’une forme ou d’une série de numéros, dans la mise en place de collaborations artistiques. Sur quelles scènes, selon quelles modalités de jeu et sous quel nom cette carrière professionnelle a-t-elle pu se conduire ? Cet axe peut permettre de contribuer à une réflexion qui croise la personnalité de chaque comédien envisagé, des types de spectacles qu’il contribue à organiser, avec l’hypothèse d’« invariants » du jeu comique : l’improvisation et le sens du rythme, le corps, la voix (polyphonique ou non)… A cet égard, il sera également utile de réfléchir spécifiquement à la place des femmes dans ces carrières comiques : existe-t-il une équivalence du bouffon féminin ? le one-woman show est-il une tactique féconde d’affirmation de soi ? les procédés techniques du rire sont-ils identiques ou sont-ils en quelque sorte genrés ?
. l’organisation du travail de l’artiste. La notion de tipo fisso, empruntée aux comédiens italiens, peut permettre de décrire le processus par lequel l’acteur se titularise d’emblée ou progressivement, ou encore quitte, un rôle identique d’une pièce, d’un spectacle à un autre. Cette notion aide à comprendre l’invention de types modernes, et la manière dont ils peuvent se répartir dans une carrière, dans une troupe ou dans un système de production. Quelles sont les composantes du type ? L’acteur fait-il évoluer ou peaufine-t-il au contraire son personnage ? Est-ce à l’échelle d’une séquence ou d’un numéro ? comment l’invente-t-il ou le répète-t-il ? Ces questions peuvent nous amener à celle de la reprise des rôles et du passage de relais en général, au sein d’une troupe en particulier, mais aussi dans l’histoire générale des pièces comiques : celles-ci sont-elles disponibles à un acteur identique ou différent, celui-ci doit ou peut-il se couler intégralement dans les traces de son prédécesseur ? Peut-on imaginer reprendre à l’identique, et quels sont les mécanismes et les modalités de l’appropriation ? Cela nous permet-il de penser la disparition d’une partie du répertoire ? Enfin, nous pourrons réfléchir à la formation de l’artiste comique : cette formation se faisait traditionnellement par observation et imitation : comment se transmettent les techniques et jusqu’à quel point ? on se penchera ainsi sur les hommages : quel sens y-a-t-il pour un comique de rejouer les sketchs d’un autre ?
. les collaborations auteurs/acteurs/actrices et acteur/actrice/auteurs-acteurs. Comment les autrices et auteurs de théâtre travaillent-ils avec les comiques ? quel type de collaboration, quel fruit en tirent-ils ? Comment contribuent-ils à élaborer le personnage comique ? A-t-on des traces de ces échanges ? quelles conséquences sur le travail et l’écriture dramatique (étapes de l’élaboration, texte conçu sous forme de trame, notation des improvisations). Quelle place pour l’imaginaire du soliste dans la pensée des auteurs et quelles conséquences pour une œuvre précise ou pour plusieurs textes ? Peut-on réfléchir à une connaissance spécifique de la part de ces acteurs-auteurs des techniques de jeu de leurs collègues, et une compétence dramaturgique particulière ?
. la dramaturgie. Que se passe-t-il si on relit une pièce du point de vue des scènes conçues spécialement pour les comédiennes et comédiens – du lazzo à la dramaturgie du numéro : peut-on faire un bilan ? Peut-on revenir sur la relation entre le numéro et l’artiste qui en est l’inventeur et le titulaire, et sur l’organisation dramatique générale que cela favorise ? Là encore, les notions de rythme, de répartition des temps forts, peuvent mettre en perspective la conduite générale d’une intrigue. La relation directe au public (la parabase comique) peut également conduire vers une autre manière d’organiser la représentation, tant dans son découpage général (prologues, monologues, entrées, one-wo•man show et stand up) que dans sa réalisation scénique (durée de l’improvisation, place dans la séance).
. les techniques d’écriture. Comment réintégrer l’improvisation dans la prise en compte du texte de théâtre, celui-ci peut-il être considéré, et jusqu’à quel point, comme une trame et, réciproquement, comment lire le texte comme la notation d’improvisations ? Quel statut pour la didascalie : est-elle le guide du jeu ou l’enregistrement d’une représentation particulière ? Jusqu’où le texte de théâtre peut-il fixer, et donc contraindre, le jeu de l’interprète ou, inversement, lui servir de tremplin ? Quelles conséquences sur la création des textes comiques solistes d’aujourd’hui ? Et peut-on, à cet égard, réinterroger à nouveaux frais la relation, parfois la réticence des comiques à la publication de leurs textes ou à la captation de leurs spectacles ?
1 Jean Donneau de Visé, « Oraison funèbre de Molière, » Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 266-276, site Obvil, projet Mercure galant.
2 Voir les journées d’études organisées dans le cadre du programme de recherche de l’IUF dirigé par Georges Forestier : https://theatrestudies.hypotheses.org/558 et https://www.fabula.org/actualites/comediens-comediens-auteurs-comediens-poetesangleterre-espagne-italie-france-16e-17e-siecles_51370.php
3 L’Acteur créateur, Sophie Lucet (Théâtre) et Jean-Louis Libois (Cinéma) (dir.), Double Jeu, 1, 2003 https://journals.openedition.org/doublejeu/2080
4 Voir le fameux entretien de Louis de Funès, parlant de son activité au cinéma, se revendiquant l’auteur du film autant que le réalisateur : https://notrehistoire.ch/entries/bajW4Vl2BoV
5 Siro Ferrone, « Il metodo compositivo della Commedia dell’Arte », 2003 [https://drammaturgia.fupress.net/saggi/saggio.php?id=1459].
6 Pour un bilan : Julia Gros de Gasquet, En disant l’alexandrin : l’acteur tragique et son art, XVIIe-XXe siècle, Paris, H. Champion, 2006.