Programme de recherche 2022-2026
Représentations de la fabrique cinématographique en France depuis 1995
Programme piloté par Roxane Hamery et Simon Daniellou
Le programme « Représentations de la fabrique cinématographique en France depuis 1995 » (CinéFab) vise à observer et questionner les raisons et les manières dont, depuis la célébration du premier centenaire du cinéma en 1995, sous des formes et avec des objectifs très variés, la chaîne de fabrication du cinéma a fait l’objet de nombreuses représentations. Il s’y intéresse au sein des films comme dans le non-film (presse, émissions radiophoniques, romans, etc.), que le cinéma soit considéré en tant qu’art, industrie ou culture. Son originalité tient à son positionnement et à ses hypothèses puisqu’il entend susciter le dialogue entre deux faits appartenant a priori à des réalités distinctes : un fait culturel qui concerne la multiplication des films et productions audiovisuelles (fictions comme documentaires) prenant pour sujet la création cinématographique et, parallèlement, un fait scientifique relatif à l’intérêt croissant de la recherche en études cinématographiques pour les questions liées à la technique, aux métiers et aux processus de création. Parce que la recherche en cinéma ne saurait être envisagée comme purement fondamentale, parce que les chercheurs sont eux-mêmes des êtres culturels, ce programme interroge les manières dont se construisent les représentations liées à la fabrique cinématographique, dont elles circulent dans les médias et auprès des publics, dont les chercheurs s’en emparent en retour, aussi bien dans les champs de l’esthétique que de l’histoire du cinéma.
Les représentations de la fabrique du cinéma sont aujourd’hui extrêmement présentes dans la production cinématographique et audiovisuelle. En témoignent les sorties internationales récentes en salles de Babylon (Chazelle, 2023), The Fabelmans (Spielberg, id.), Ça tourne à Séoul ! (Kim, id.), Vers un avenir radieux (Moretti, id.), Voyage en Italie (Letourneur, id.), Making Of (Kahn, 2024), Deuxième Acte (Dupieux, id.), etc., ou la diffusion à la télévision ou sur les plateformes d’Hollywood (Murphy, 2020), Irma Vep (Assayas, 2022), Bardot (Thompson, 2023), Split (Brey, id.), etc. Sujet d’histoire, de société, source d’émotions, de fantasmes, lieu de tous les possibles et des pires dérives, moyen d’expression et de création, le cinéma est omniprésent sur les écrans contemporains. Si la fiction semble pouvoir s’y nourrir infiniment, la non-fiction n’est pas en reste, les making-of s’étant par exemple imposés comme des compléments nécessaires à l’exploitation des films. Objets ou sources pour la recherche, l’ensemble de ces productions audiovisuelles est amené à être étudié par les chercheurs. Depuis les années 2000, les études cinématographiques ont en effet largement renouvelé leurs sujets, approches et méthodes, accordant une place de plus en plus importante à l’histoire des métiers, des techniques et à l’analyse des processus de création. Rares sont pourtant les travaux qui abordent ces questions du point de vue des représentations. Or, il y a là un territoire à explorer qui revêt un intérêt épistémologique majeur, notamment à une époque où les méthodes de production des films ne cessent de se transformer en intégrant des technologies issues de domaines connexes (réalité virtuelle, capture de mouvement, etc.). Analyser les caractéristiques de ces représentations et chercher à en comprendre les origines, les permanences comme les évolutions, devient un prérequis pour la recherche.
Bien que la liste des films mentionnés ci-dessus indique clairement que l’engouement en faveur des films sur le cinéma et sa fabrique est mondialisé, et bien que leur contexte de diffusion soit lui aussi largement globalisé, l’équipe de recherche a choisi d’affirmer un point de vue culturellement ancré dans le territoire national afin de circonscrire son domaine d’étude. Si elle se concentre donc sur les représentations liées aux conditions de fabrication des films en contexte français, cette approche permet, dans le même temps, de ne pas évacuer la dimension transculturelle impliquée par la circulation des représentations et imaginaires, leur importation et/ou leur influence sur les acteurs français (qu’il s’agisse des professionnels eux-mêmes, des critiques, des spectateurs, etc.). L’année 1995 a en outre été choisie comme borne chronologique pour deux raisons principales. D’une part, cette année commémorative du centenaire du cinéma constitue un moment important de réflexivité : des expositions sont organisées, une association dite du 1er siècle du cinéma est créée (par anticipation dès 1992) en vue de mobiliser les chercheurs et de fédérer les travaux sur les débuts du cinéma et la patrimonialisation, des reportages et des documentaires sont produits, etc. L’année 1995 marque, d’autre part, l’élaboration du support DVD qui très rapidement va susciter l’émergence d’un type de production nouveau – le supplément ou « bonus » – qui a grandement contribué à la multiplication des représentations relatives à la fabrique cinématographique.
Les représentations envisagées concernant autant le champ de l’esthétique que celui de l’histoire culturelle (entendue comme « une histoire sociale des représentations » par Pascal Ory), films et non-film sont conjointement mobilisés.
Dans les films, la représentation de la fabrique cinématographique engage une forme de réflexivité à deux niveaux : d’abord celui du représenté, c’est-à-dire des choix effectués par les cinéastes quant à ce que l’on décide (ou non) de montrer de cette fabrique à l’écran ; mais aussi celui du dispositif de représentation, puisque la technique permettant de produire les images en question est bien souvent la même que celle qui apparaît dans ces dernières. Filmer par exemple une caméra sur un plateau de tournage revient à mettre en place un jeu de miroir assez évident, qui redouble au plan diégétique ce qui se passe au plan génétique, et qui invite le spectateur à percevoir à l’écran le dispositif même par lequel les images qu’il regarde sont conçues. C’est sans doute pour cette raison que le métafilm donne la plupart du temps le sentiment de nous « renseigner » sur l’envers du cinéma, de nous donner à voir en toute transparence une réalité que les autres films s’évertuent à cacher : leurs reconstructions imaginaires des tournages sont ainsi dissimulées sous le vernis d’un pseudo-réalisme que détermine en grande partie cette dimension spéculaire. Cependant, l’ensemble des films concernés faisant appel à des modalités aucunement réductibles à la mise en abyme, il s’agira de mettre en évidence la diversité des propositions, en les considérant isolément (par l’analyse de films) ou bien en les croisant pour mieux repérer ou déterminer certaines tendances dans la façon dont, depuis 1995, on a particulièrement éprouvé la nécessité de ce geste réflexif.
Outre les films eux-mêmes, la presse, l’édition, la radio ont largement contribué à diffuser de telles représentations à travers des autobiographies, biographies, récits romanesques, écrits critiques ou théoriques, reportages, entretiens avec des cinéastes et leurs collaborateurs, documents iconographiques témoignant de la préparation ou de la fabrication des films, documents promotionnels, publicités pour du matériel technique et guides d’usage, manuels de découverte du cinéma (son industrie, ses métiers…), etc. Chacun de ces énoncés semble familier au chercheur qui a l’habitude de les mobiliser pour alimenter ses travaux. Il les sélectionne en fonction des éléments de réponse qu’ils apportent aux questions qu’il se pose sur la genèse des films, leur écriture, leur tournage, le travail des acteurs, etc. Ils ont alors le statut de documents et sont mis au profit de la résolution d’une question. Nous proposons ici d’inverser la perspective habituelle de la recherche, en conduisant une réflexion d’ordre épistémologique qui en passe par l’analyse de ces énoncés pour eux-mêmes. Dans cette optique, il ne s’agit plus tant de les envisager comme des sources que comme des objets de recherche. Ainsi « ouverts », qu’ont-ils à nous dire de la fabrique cinématographique, mais surtout comment les analyser ? À quelles finalités ces récits répondent-ils ? Quelles formes adoptent-ils ? Comment les informations qu’ils comportent sont-elles médiatisées ? Quelles représentations véhiculent-ils et à quels contextes historiques, culturels ou socio-économiques se rapportent-ils ?
Le programme CinéFab étudie donc la manière dont les représentations de la fabrique cinématographique se construisent, imprègnent les sciences humaines et circulent dans la société en reprenant le modèle de la « spirale production/réception » déployé en 2010 par Judith Lyon-Caen afin de démontrer l’existence d’un phénomène d’influences réciproques entre ces différentes instances.
Trois axes majeurs, caractérisant la période et nécessitant de croiser les approches dans les domaines de l’histoire, de la socio-histoire, de l’histoire culturelle, de l’analyse et de l’esthétique du cinéma, sont explorés afin d’analyser dans leur complexité les ressorts et manifestations de cet intérêt porté sur le cinéma et de ce mouvement de réflexivité qui caractérise une partie de la production contemporaine.
1/ La transition numérique et son influence sur la représentation des étapes de la création.
Au cœur des deux précédents programmes de recherche de l’équipe (Technès, Beauviatech), le passage au numérique de toute la chaîne de production en une vingtaine d’années doit être à nouveau considéré afin d’appréhender les raisons du déplacement de l’attention vers certains moments de la fabrication – en particulier la postproduction – et corps de métiers dont les pratiques ont été bouleversées (montage, étalonnage, effets visuels, distribution), voire largement développées (restauration). Étudier les diverses représentations de ces phases et activités de création doit ainsi permettre de comprendre les transformations du paysage industriel français et des imaginaires associés, par exemple en étudiant l’essor de sociétés françaises d’effets spéciaux. Mais il importe tout autant d’estimer dans quelle mesure l’accessibilité accrue des appareils numériques de prise de vues et de sons a motivé des gestes réflexifs au sein de pratiques plus solitaires d’auteur·es évoluant en dehors de l’industrie.
2/ Le rôle des supports de médiation dans le renouvellement des représentations de la fabrique.
L’émergence des bouquets cinéma des chaînes câblées et du support DVD à partir des années 1990, puis le déploiement de l’Internet dans les années 2000, ont profondément renouvelé les modalités de la consommation domestique des films et incontestablement modifié la nature du regard porté sur les œuvres. Ces différents supports ont notamment en commun d’avoir suscité une production croissante de réalisations de divers natures et formats ayant pour sujet la découverte des coulisses de la création, contemporaine ou passée. Ces nouveaux objets audiovisuels ont ainsi fortement contribué à la circulation des savoirs et des imaginaires de la fabrique cinématographique. L’enjeu de cet axe est double : élaborer une typologie analytique de ces objets et étudier, en contrechamp, les manières dont ils inspirent une approche « métafilmique » à une part de la production cinématographique relevant d’un style « postmoderne » selon certains auteurs.
3/ Les représentations émergentes liées à la féminisation des métiers et l’ouverture à la diversité.
Les années 1990 voient une nouvelle génération de réalisateurs·rices, de collaborateurs·rices de création et d’acteurs·rices accéder aux métiers du cinéma. Cette génération, alors qualifiée de « jeune cinéma français », est d’abord appréhendée pour ses apports créatifs à la production nationale et plus encore au cinéma d’auteur. Le recul des années montre que l’étude de ce phénomène mérite d’être enrichie d’une analyse de l’évolution des représentations qui ont accompagné les revendications des personnes issues de minorités, tout comme des femmes de cette génération et de la suivante pour l’équité professionnelle et la défense de leurs droits. Le devenir sujet de ces personnes est une question désormais étudiée sous l’angle de l’analyse des personnages filmiques, mais la problématique de l’évolution des représentations genrées accompagnant la féminisation des métiers ou celles de l’accession des minorités est encore très peu abordée, ce que cet axe permet de faire, notamment en donnant la parole aux personnes concernées.