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Présentation

De la dialectique adornienne à l’expérience contemporaine

La Théorie Critique a légué une pensée extrêmement forte du matériau. Son mouvement dialectique en intègre le caractère historique, socialement préformé, chez Adorno, mais aussi la théorie matérialiste de la création (Boissière, 1999 et
2001). S’il parait difficile de poser les problématiques afférentes au matériau selon des termes identiques, au XXIe siècle, on peut néanmoins s’interroger sur la question de la résistance du matériau, du contenu qui s’y sédimente, et de l’expérience esthétique qui se déploie au sein de certaines pratiques contemporaines. Une réactualisation de la pensée d’Adorno, dans le contexte musical actuel est-elle possible et souhaitable ? Comment retrouver une forme de prise sur le matériau dans les environnements numériques, ainsi que dans le cadre des lutheries électroniques, qui se caractérisent justement par leur absolue labilité et une capacité illimitée d’évolution ainsi que de transformation ? Parallèlement, Agnès Gayraud proposait de « faire de la critique hostile d’Adorno le négatif constitutif dont aucune esthétique de la forme pop ne peut se passer » (Gayraud, 2018). Nous pourrons également envisager les actes de création, d’interprétation et d’écoute de la musique au prisme de la notion benjaminienne d’expérience, en tant que celle-ci se constitue comme « lieu critique, à l’intersection du sujet et du monde, une zone riche de tensions, mouvante et opaque » (Olive, 2005), propre à éclairer les enjeux de notre contemporanéité et à en démasquer les idéologies. Telles sont quelques-unes des problématiques qui seront débattues lors de cette journée.

Programme


09h30 à 09h45h : accueil et café


  • 09h45 : Introduction : La matière et l’inaudible par Joseph Delaplace, professeur à l’université Rennes 2, unité de recherche Arts : pratiques et poétiques
  • 10h05 : Matériau, médiation, dialectique : une constellation mouvante chez Th.W. Adorno par Jean-Paul Olive, professeur à l’Université de Paris 8, unité de recherche Musidanse
  • 11h00 : L’idée de modèle comme revitalisaton du matériau dans l’œuvre Voi(rex) de Philippe Leroux Par Stéphane Sacchi, docteur en musicologie, université Rennes 2, unité de recherche Arts : pratiques et poétiques

11h45 : déjeuner


  • 14h : Œuvres comme matière : un changement de perspective par Antoine Bonnet, professeur à l’Université Rennes 2, unité de recherche Arts : pratiques et poétiques
  • 14h45 : De Claude Debussy à Jonathan Harvey : dialectique du matériau,expériences artistiques et stratégies compositionnelles par Baptiste Lemoine, docteur en musicologie, université Rennes 2, unité de recherche Arts : pratiques et poétiques
  • 15h30 : Du « sédiment » aux « ruines » : quelques réflexions sur le matériau musical par Héctor Cavallaro, docteur en musicologie, Université de Paris 8, unité de recherche Musidanse
  • 16h15 : discussion

16h30 : fin de la journée


Orientation générale

Peut-on encore parler de matériau musical au XXIe siècle ?

La catégorie du matériau musical a connu un destin paradoxal au long du XXe siècle. Elle devient en effet un concept central pour tant pour les théoriciens que pour les compositeurs, stimulés par la dialectique adornienne d’une part, et par la possibilité croissante d’appréhender le matériau non plus comme préformé, mais comme à construire, d’autre part (Duchez, 1991) : il s’agit de composer le son et non plus avec le son. Corrélativement, le renouvellement incessant du matériau, après l’érosion du système tonal, entraîne un effet de prolifération (Solomos, 1994) qui finit par remettre en question l’effectivité, voire l’existence même de cette notion : si tout est matériau, plus rien n’est vraiment matériau. D’une catégorie appréhendée comme « de l’esprit sédimenté » et « socialement préformée » (Adorno, 1941), on glisse vers une substance aussi impalpable qu’indéfinissable car toujours à réinventer au cœur du son, dont la présence en filigrane dans toutes les Leçons de Boulez au Collège de France tend à montrer la difficulté d’appréhension (Boulez, 2005). Avant la seconde Guerre Mondiale on pouvait encore affirmer qu’il y a autant de différence entre les sons à la disposition d’un compositeur et le matériau, qu’entre le signifiant et le langage parlé (Adorno, 1941) ; mais c’est bien autour du son lui-même que se resserre progressivement la notion de matériau dans la seconde moitié du siècle (Solomos, 2013). Après l’émancipation du timbre dans la composition, au début du XXe siècle, les technologies permettant une analyse de plus en plus immersive du son, puis sa fabrication intégrale, bouleversent tant le concept d’historicité du matériau que le périmètre de ce qui peut être ou non considéré comme matériau. Dans le répertoire savant, la catégorie de matériau se dissout ainsi progressivement dans des notions comme le geste, l’énergie ou le processus, malgré les tentatives d’en restaurer certains contours, par exemple à travers l’objet sonore ou musical (Schaeffer, 1966, Arbo, 2010), par la recherche d’universaux (Mâche, 1997), ou encore en retrouvant des complexes mélodico-rythmiques identifiables, comme chez Tristan Murail (Vues aériennes) ou György Ligeti (Trio pour violon, cor et piano) à partir des années 1980. Symétriquement, l’explosion des musiques commerciales s’accompagne d’une réification exponentielle du matériau, à travers le ressassement simplifié de schèmes s’inscrivant dans un univers tonal et/ou modal dévitalisé. Le terme même de « dématérialisation », qui culmine à l’ère du numérique, enfonce son coin au cœur de la crise entre sujet et objet symptomatique de la fin du XXe siècle. Le son, désormais, n’est plus seulement électronique, il est encodé, et si l’on gagne encore en souplesse d’utilisation et en possibilités de génération, de transformation et d’agglomération, la matérialité musicale n’a jamais été aussi éloignée. Peut-on dès lors penser certaines esthétiques de l’excès de geste et de matière (Cendo, 2014), au début du XXIe siècle, comme une forme de réaction face au tout virtuel ? Le besoin de créer des instruments virtuels répond-il, par ailleurs, à un besoin de retrouver, dans un univers immatériel, cette matérialité première de la musique dont les instruments sont porteurs ? Doit-on historiciser le concept de matériau, qui lui-même « historicise une composante antérieure et naïve du composant naturel de la musique » (Dahlhaus, 1974) ? Existe-t-il encore une forme de contrainte du matériau dans ce contexte ? Comment penser désormais l’articulation interne de la musique, entre matière, contenu, énergie et forme ? Quelle place reste-t-il pour le matériau, entre technique et technologie ? Telles seront quelques-unes des questions qui seront débattues durant ces journées et qui nourriront un projet éditorial collectif prévu pour 2025.

Pour télécharger le programme : programme JE n°2