L’ERIMIT est organisée en cinq composantes, autour d’une démarche interdisciplinaire et interculturelle, qui permet à chaque chercheur de s’épanouir à la fois dans des projets collectifs et dans son domaine linguistique et culturel, au sein même de sa composante. Cette double orientation renforce la cohésion et la stabilité de l’équipe. Elle est par ailleurs stimulée par des axes thématiques qui structurent le projet de l’équipe qui repose sur ces mots-clefs qui la définissent : mémoires, identités et territoires,

Dans notre prochain projet, ces notions seront abordées selon deux perspectives : « Sphères publiques et territoires de l’intime » et « La représentation : interprétation, interaction, incarnation, praxis », tout en assurant une continuité dans les actions des différentes composantes, amenées à réfléchir sur ces notions afin de proposer des orientations de recherche, qui peuvent se croiser tout en s’affirmant dans des activités particulières.

  1. «Sphères publiques et territoires de l’intime »

– Le premier volet « Sphères publiques et territoires de l’intime a émergé d’une réflexion sur la notion de l’intime (Berrebi-Hoffmann, 2009) (Revue Socio, 2016) (Uhl, 2002). Concept polysémique, l’intime dessine des territoires, des identités et des mémoires où le corps est au cœur de chaque champ, qu’il s’agit alors d’ouvrir, d’explorer, de dévoiler, dans un mouvement paradoxal, qui, à la fois, contraint et libère le corps et l’esprit. Associer ce concept de l’intime aux sphères publiques nous amène à explorer plusieurs domaines, justement dans ce va-et-vient entre un espace intérieur et extérieur : l’intime dans la sphère politique, entre privation et exposition, l’intime dans la sphère culturelle, qui devient « extime » (Billé, 2019), l’intime dans la sphère économique associé à l’exploitation des ressources naturelles et vitales et à une marchandisation des émotions, mais aussi au cœur des négociations dans un cadre de relations internationales.  Se pencher sur l’expérience de l’intime interroge notre corporéité, notre relation au monde, aux autres, aux êtres vivants, voire aux machines, et tout d’abord dans une approche philosophique, avec l’étude des chroniques de Gonçalo M. Tavares.

Dans la sphère linguistique, l’expérience de la langue, orale, écrite, s’inscrit dans celle de l’intime dans sa relation à l’autre, dans un déplacement entre un espace intime et un espace public. Dans le cadre de la migration, la question de la langue maternelle entre dans une relation conflictuelle avec la langue d’adoption, qui sera justement interrogée. Plus particulièrement dans le cadre de la communication avec autrui, la langue est une expérience intime, corporelle et symbolique, qui porte un sens renouvelé dans l’échange, non seulement verbal mais aussi culturel, par exemple dans le domaine de la gastronomie. Dans cette perspective, se nourrir peut signifier ce passage entre l’intime et l’expérience du rituel chargé de règles et de prescriptions, qui construisent des identités culturelles.  La question biologique prend une dimension politique si l’on aborde à présent la question du contrôle des corps, de leur usage comme arme politique.

Les concepts de biopouvoir et d’hétérotopie permettront d’analyser la relation entre l’intime et le politique : retenons le biopouvoir, comme mode d’exercice du pouvoir (Genel, 2004), emprunté à M. Foucault pour aborder le contrôle des corps, de la sexualité, par le politique (Foucault, 2009), en termes de privation, renoncement, dépouillement, confiscation. Face à cette emprise, le concept d’hétérotopie (Foucault,2009), dans son interprétation par les études culturelles qui le définit comme « Ces espaces autres [qui] sont assimilés à des modes de vie autres que le mode de vie dominant et propre à des identités politiques singulières. » (Doyon, 2007), dessinera des territoires hors contrôle. Dans un renouvellement du concept, son sens renvoie à des espaces de résistance et de liberté (Navarro, 2002). En contexte autoritaire, totalitaire, comme système panoptique, ou en contexte de crise comment l’intime construit des espaces de résistance, comment devient-il une force de subversion ? Avec M. Foessel, nous constatons que l’intime bien qu’amputé reste un espace inviolable riche de promesses :

« Irréductible à la solitude intérieure et à toute tentative de maîtrise, l’intime devient un enjeu politique majeur car, dans des sociétés de surveillance et de contrôle, il recèle des réserves inouïes de contestation et un pouvoir de résonance inépuisable. La parole intime est toujours une parole poétique, un haut foyer de résistance et de création qui déjoue toutes les entreprises de violation des corps et d’instrumentalisation des consciences. » (Fœssel : 2008)

Cette citation amène à réfléchir également sur les notions de fuite et enfermement. Quelles sont alors les modalités de résistance, de protestation ? Quelles sont les propositions d’autres mondes possibles, de nouvelles identités ? En proposant « La vie comme résistance au pouvoir (Genel, 2004). Dans une perspective de genre, la maternité est brandie comme arme politique. Ce maternalisme politique s’exprime par exemple dans l’action des mères de la Place de Mai, en Argentine, contre la dictature (Nash, 2007), mais également dans les marches pacifiques, en Amérique latine, des femmes qui veulent protéger les entrailles de la terre de toute forme d’exploitation, dans une lutte pour la vie, la leur, celle de leurs enfants, de leurs familles, au risque d’essentialiser ou naturaliser leur combat. On peut donc s’interroger sur la façon d’« appréhender le rapport du pouvoir et de la vie » (Genel, 2004) et sur la relation entre « Sujet politique et être  vivant » (Genel, 2004).  K. Genel présente l’analyse d’Agamben qui selon l’auteure :

« dans Homo sacer, reprend l’hypothèse foucaldienne et la fait fonctionner précisément sur le terrain délaissé par Foucault, celui de la souveraineté. La souveraineté ne porte pas à ses yeux sur des sujets de droits, mais de manière cachée sur une « vie nue », ex-ceptée par le pouvoir qui l’expose à sa violence et à sa décision souveraine. »

La réflexion de K. Genel sur la notion de biopouvoir souligne le contrôle de la « vie nue » (chez Agamben), en dehors des droits associés à la citoyenneté (génocides, campagnes de stérilisation), ce qui veut dire qu’une partie de l’humanité ne mériterait pas la vie (les pauvres, certaines ethnies, certains groupes d’âge, etc.).

Dans cette perspective, la littérature et en particulier ici, les littératures amérindiennes du Québec et du Brésil, ouvrent un espace pour des voix émergeantes qui interrogent « les paradigmes des sociétés nationales occidentales » en portant un « regard critique sur l’idéologie du progrès technologique, l’accumulation capitaliste, la dévastation de l’environnement ». La littérature est un espace où se vivent les bouleversements au sein des sociétés, des communautés, de la famille qui émergent d’un processus de transformation ancré dans la globalisation de l’économie capitaliste. L’écriture de la subjectivité, ces narrations de la sphère privée, tant au sein des communautés amérindiennes comme dans le creuset des familles, illustre bien ce passage entre l’intime et l’espace public. En offrant un espace de liberté, toujours ouvert, l’intime « autorise à l’errance et au doute », à la création, à la divagation et ses frontières ne sont jamais tracées définitivement (l’intime : 2011), ce qui nous amène à l’expression polymorphe de l’intime plus précisément dans la sphère culturelle avec cette fois, sa (sur)-exposition.

L’usage de l’intime dans la création artistique, dans les mouvements contestataires, dans les médias, subvertit le concept même de l’intime, qui est alors, de façon paradoxale, exposé, révélé, dévoilé jusqu’à l’indécence ou l’impudeur tout en faisant jaillir des œuvres, des perspectives et des identités nouvelles, des espaces de création individuelle, des hétérotopies, autant de promesses de liberté et de plaisir.

Le « je » se retrouve au centre de l’écriture, poétique et picturale, qui rend visible l’invisible, exprimant de façon improbable l’intime, par exemple dans l’espace de la méditation comme source d’inspiration.  Ces créations « intimistes », réalisent ainsi le paradoxe de montrer ce qui est normalement gardé secret, caché, dans un exhibitionnisme qui reste à décrypter.

L’art dans l’espace public interroge les interactions entre l’artiste et le public, dans une dimension intime et émotionnelle et redimensionne cet espace, recréé mais aussi surveillé, aménagé par d’autres acteurs, institutionnels ou pas. De ces œuvres il restera des traces, éphémères ou pérennes, avec une portée idéologique certaine et des empreintes laissées dans la mémoire collective. Par ailleurs, les représentations de l’intime dans les créations artistiques donneront au corps une place centrale, primordiale (cinéma, peinture, sculpture, photo), en lui conférant une dimension subversive. On s’interrogera sur la construction de l’idée d’intimité dans la culture en analysant comment certaines créations ou manifestations de l’intime sont reconnues et d’autres condamnées ou invisibilisées. Comment penser cette représentation alternative du corps dans un intimité devenue publique dans cette « bataille de l’intime », selon les mots de Camille Froidevaux-Metterie (2018) ? L’intime serait-il un enjeu démocratique, « tout simplement parce qu’il y a une démocratisation de l’intime. » (l’intime : 2011).

La question de l’intime dans la sphère économique envisagera la marchandisation de l’intime (le corps, les émotions, la vie) (Illouz, 2019), voire sa quantification. Les recruteurs mesurent désormais le quotient émotionnel (QE) (Laidet, 2014) (Goleman, 2010).  Face à ces phénomènes qui caractérisent la doxa libérale, se construisent des modalités de résistance, de contestation, des alternatives, qui interrogent justement l’utilisation des ressources humaines (le corps) et naturelles (la terre) (Kopenawa & Albert, 2010), la relation des êtres humains avec leur environnement, la nature, ses richesses, ainsi que les relations entre les territoires, les Etats (Rabhi, 2013). Ces préoccupations sont au centre de l’écriture amérindienne et des mouvements de femmes qui défendent leurs terres, source de vie, et s’inscrivent dans une perspective écoféministe.

Dans ce cadre également, s’inscrit un projet de CIFRE : Gestion, stratégie et développement du tourisme responsable, équitable et communautaire en Amérique Latine. La réflexion portera sur l’économie sociale et solidaire (ESS) (França Filho, 2002 et 2007) et sur la notion des « communs » (Lomazzi,2018) (Navarro Trujillo,2015). Ces deux axes se rejoignent dans la pensée d’une économie féministe (Federici, 2019) (Larrère, 2017). Les modalités et contenus des échanges internationaux (traités, accords, diplomatie) sont au cœur des débats sur une nouvelle organisation du monde. Décrypter les coulisses des négociations, c’est ouvrir le champ des relations interpersonnelles, de la subjectivité (Radtchenko-Draillard, 2012)

L’intime affecte tous les aspects et domaines de la vie humaine (politique, social, culturel, économique), ses frontières sont fluides et selon M. Foessel (2008), elles « ne sont jamais données une fois pour toutes. Loin de retrancher l’individu du monde, elles ouvrent à de nouveaux possibles. » (l’intime :2011), et ceci pour le meilleur et pour le pire.

Bibliographie

 

  1. Le deuxième volet prolonge un projet ébauché sur « La représentation : interprétation, interaction, incarnation, praxis »

 

Comme le rappelle Glaudes (1999), la représentation est « en procès » depuis Platon, au nom de la vérité et de la transparence ; ce motif de la représentation comme simulacre du réel, faisant obstacle à ce dernier, a pris toutes les allures de l’évidence et est devenu la marque des sociétés modernes, comme en témoigne la phrase de Feuerbach que Debord choisit de mettre en exergue à La société du spectacle : « Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… » (Debord 1967 : 7). La représentation est en outre régulièrement déclarée « en crise », qu’il s’agisse d’esthétique ou de politique (Glaudes 1999, Bougnoux 2006), dès que le « réel » vient bousculer le signe. Enfin, tout un pan des sciences cognitives, reprenant les critiques formulées par la phénoménologie (et en particulier la contestation par Merleau-Ponty du primat de la représentation comme manifestation du dualisme corps/esprit), défend une approche non représentationnaliste, que résume parfaitement la phrase de Varela souvent citée : « la cognition, loin d’être la représentation d’un monde pré-donné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde. (Varela, Thompson & Rosch 1993 : 35).

Le paradoxe est que, malgré ses multiples tares, le concept de représentation reste omniprésent dans bon nombre de discours savants, qu’il s’agisse de réflexions philosophiques (« [a]près qu’on a, à plusieurs reprises, annoncé au siècle dernier la fin de l’ère de la représentation, il semble que le concept de représentation revienne en force aujourd’hui », Laugier 2003 : 291) ou de travaux de sciences humaines et sociales, comme nous en faisons bien souvent l’expérience. L’utilisation intensive que font de cette notion les sciences de la culture ne s’explique-t-il que par sa plasticité (ce « concept mou » serait selon Bougnoux 2006 un véritable « caméléon conceptuel ») ? Faut-il voir dans son usage constant une simple habitude, une facilité de langage, une pratique échappant à toute problématisation ? On peut aussi y lire la confirmation que ce « mot vénérable, qui fait partie de notre outillage intellectuel depuis des siècles » (Ginzburg, 1991 : 1219) dit quelque chose de fondamental de notre présence au monde et à nous-mêmes.

En effet, si l’on ne se focalise pas sur la relation entre la représentation (comme résultat) et « l’objet » qu’elle représente, et plus encore si l’on ne tient pas pour acquis qu’elle est « le tenant-lieu d’un référent pré-donné » (Havelange, Lenay & Stewart 2002 : 115), le concept de représentation peut se doter d’une véritable valeur heuristique, sous réserve que l’on prenne en compte les quatre dimensions fondamentales suivantes (Mondada 1998 : § 6) :

  • – la dimension performative : « les représentations ne sont pas des images d’une réalité qui leur serait extérieure et indépendante, mais jouent un rôle à la fois structuré et structurant par rapport à elle » ;
  • – la dimension contextuelle : « les représentations ne sont pas simplement des images stabilisées propres à des sujets ou à des collectivités mais sont des versions du monde qui apparaissent, sont négociées, éventuellement imposées, transformées, reformulées sans cesse dans les interactions situées entre acteurs sociaux » ;
  • – la dimension sémiotico-matérielle : « les représentations ne sont pas indifférentes à la matérialité des médiations symboliques dans lesquelles elles se manifestent, mais sont constitutivement informées par les modes d’organisation propres à l’écrit ou à l’oral, au verbal ou au visuel — ces modes étant eux-mêmes imbriqués dans des pratiques sémiotiques situées » :
  • – la dimension praxéologique : « les représentations sont moins à traiter comme des images substantielles que comme des activités sémiotiques, intégrées dans d’autres activités sociales. Cette vision procédurale a notamment comme conséquence d’inviter à la recherche d’un modèle pour l’action qui ne fait pas dépendre son caractère ordonné et intelligible de facteurs exogènes mais qui au contraire la traite en termes d’auto-organisation ».
  • Le projet exposé ici se propose donc de relire les termes-clés de l’équipe (« mémoire », « identité », « territoire ») à la lumière d’une conception « dynamique, incarnée et située » de la représentation (Depraz 2020 : 44) :
  • – « la représentation est d’abord un acte plutôt qu’un état » ;
  • – la représentation est « présence en chair et en os à ce qui est […] plutôt qu’[…] image affadie du réel » ;
  • – la représentation est une « situation performative dans l’espace-temps, générant à son tour un effet transformatif sur la réalité ».

 

Bibliographie

  • Bougnoux Daniel, 2006, La crise de la représentation, Paris : La Découverte.
  • Debord Guy, 1967, La société du spectacle, Paris : Buchet/Chastel.
  • Depraz Natalie, 2020, Il y a un problème avec l’expression de « représentation mentale » : une critique phénoménologique, dans Depraz N. & Künstler R. (dir.), Enquête sur les représentations mentales. Comment les concevoir ? Comment s’en passer ? (p. 43-58), Paris : Éditions Matériologiques.
  • Ginzburg Carlo, 1991, Représentation : le mot, l’idée, la chose. Économies, sociétés, civilisations46(6), 1219-1234.
  • Glaudes Pierre (dir.), 1999, La représentation dans la littérature et les arts. Anthologie, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail.
  • Havelange Véronique, Lenay Charles & Stewart John, 2002, Les représentations : mémoire externe et objets techniques, Intellectica, 35(2), 115-129.
  • Ladrière Jean, s.d., Représentation et connaissance (dans Foessel Michaël, Gingras Yves & Ladrière Jean, Connaissance), Encyclopedia Universalis [en ligne] (consulté le 2 juillet 2020).
  • Lassègue Jean & Visetti Yves-Marie, 2002, Que reste-t-il de la représentation ? Intellectica, 35, 7-25.
  • Roy Jean-Michel et al. (dir.), 2011, Peut-on se passer de représentations en sciences cognitives ?, Bruxelles : De Boeck.
  • Laugier Sandra, 2003, La perception est-elle une représentation ?, dans Bouveresse J. & Rosat J.-J. (dir.), Philosophies de la perception. Phénoménologie, grammaire et sciences cognitives (p. 291-313), Paris : Collège de France/Odile Jacob.
  • Mondada Lorenza, 1998, De lʼanalyse des représentations à lʼanalyse des activités descriptives en contexte, Cahiers de Praxématique, 31, 127-148 [en ligne] (consulté le 2 juillet 2020).
  • Varela Francisco, Thompson Evan & Rosch Eleanor, 1993, L’inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine (traduit de l’anglais par Véronique Havelange), Paris : Seuil.