Les membres du laboratoire ERIMIT (EA 4327 – Université de Rennes 2) se sont donné comme objectif de réfléchir aux notions d’intimité et d’extimité. C’est dans ce cadre que nous proposons de nous pencher sur le concept de nude, ces autoportraits intimes que l’on envoie à l’élu.e de son cœur ou de son corps (ou les deux). La recherche menée ne se matérialisera pas sous la forme traditionnelle d’une journée d’études ou d’une publication mais sous la forme d’une exposition d’autoportraits intimes dont les cartels seront rédigés par des spécialistes de la question du corps, du genre, de la représentation, de l’intimité, de l’extimité (chercheur/euse, photographe, commissaire d’exposition, artiste, sociologue, aide soignant.e, éducatrice/eur, psychologue…). Par cette modalité expositive, nous souhaitons renouveler nos pratiques de recherche, impliquer différents acteurs, proposer divers points de vue et atteindre des publics non universitaires.
Cette exposition est organisée en partenariat avec le Service culturel de l’Université de Rennes 2 et la galerie d’art L’Artère, située à Quimperlé. Elle sera itinérante. La scénographie proposée permettra de préserver la pudeur des spectateurs non avertis. Les photographies se déroberont sous des voilages ou seront occultées dans des écrins qui inviteront les spectateurs à les découvrir.
Quant aux autoportraits, ils ont été envoyés par des personnes consentantes, souhaitant participer à ce travail de recherche, au croisement de l’expérience artistique et anthropologique.
Cet appel à contribution vise donc à recueillir des propositions pour la rédaction des cartels ou l’enregistrement de capsules sonores accompagnant les autoportraits.
Paradoxes
Ce projet est né de plusieurs questionnements sur la corporalité et s’inscrit dans le prolongement de différents travaux sur le corps menés ces dernières années par des chercheuses, des chercheurs, des artistes et des journalistes.
Lorsqu’on évoque les corps, plusieurs paradoxes surgissent et ils sont liés à des injonctions, des obligations culturelles qui modèlent nos rapports à nous-mêmes et aux autres. En ce qui concerne le rapport au corps des femmes, il est courant, par exemple, que l’on s’autorise à toucher spontanément le ventre d’une femme enceinte. La figure maternelle semble dissociée de la sexualité (alors que c’est précisément un acte sexuel qui conduit, dans la majorité des cas, à la gestation). Nos constructions culturelles nous poussent à penser que l’état gestationnel suspend le caractère érotique d’un corps féminin. Or, au contraire, ce corps redevient érotique et bouscule la pudeur lorsque la mère donne le sein à son bébé dans l’espace public. De toute évidence, cette première contradiction révèle une incohérence de ces normes, d’un point de vue féminin. Elle met en évidence que le regard porté sur ces corps est allogène, extérieur, non féminin. Dans ces-mêmes constructions culturelles, le corps des hommes est associé aux codes de la virilité. Cela implique notamment une attention portée à son corps de façon à ce qu’il renvoie à l’idée de puissance. Or, si l’on s’aventurait à toucher une musculature, spontanément, sans même connaître l’individu, en adoptant une expression fascinée et en félicitant avec enthousiasme l’heureux porteur de ces muscles, cela créerait un malaise, voire un dégoût, dans le meilleur des cas, à un fou rire. A travers ces deux exemples, le poids normatif du regard masculin sur les questions de morale et de corps est évident.
Dualité d’un corps nu
La nudité aussi s’est construite sur des paradoxes. Elle peut renvoyer à l’innocence ou à la sexualité (à « la mère ou la putain »). Le droit distingue d’ailleurs nudité décente et indécente et la morale oppose nudité innocente (associée à l’idée de naturalité, de fragilité, de parentalité) et nudité obscène (érotique, animale, sexuelle). L’art différencie le nu académique et le nu érotique. L’image d’un corps nu est accueillie en fonction de l’idée que chacun.e se fait de la décence et de la transgression.
Lorsque le corps nu est montré, la même ambigüité persiste. Se mettre à nu, c’est à la fois se délester des enveloppes culturelles qu’on porte au quotidien et qui nous préserve de l’autre (de la vue, du toucher). La nudité nous dépouille également de nos marqueurs sociaux. Mais la nudité révèle aussi des constructions culturelles et genrées. Dévoilé, le corps peut mettre en évidence les inégalités de genre. La nudité n’est pas tolérée de la même façon si l’on est une femme ou un homme. On rappellera ici l’exemple d’un homme torse nu et d’une femme torse nu dans l’espace public. Ou encore la différence du regard porté sur des portraits d’hommes nus (calendrier des Dieux du stade) ou de femmes nues (calendrier Pirelli). Comme le souligne très justement Juliette Gaté, le nu féminin devient « l’objet d’un désir transcendé, entre jouissance esthétique et jouissance érotique ». Le regard porté est dissymétrique et le corps féminin sera davantage sexualisé, le sujet perd son caractère pensant pour devenir un objet offert au regard. A quel moment le regard devient-il érotique ? Ce que l’on peut affirmer, c’est que ce glissement est différencié, selon qu’il s’agisse d’un regard masculin ou féminin porté sur un corps. Le regard masculin a tendance à érotiser rapidement un corps, nu ou non.
Constructions, déconstructions, reconstructions
Cet imaginaire érotique hétérosexuel s’est construit au fil des siècles et a dessiné des espaces bien délimités et acceptés socialement où s’exerce le droit d’exhiber un corps nu : la chambre, le musée et les lieux de pratique naturiste. La chambre est l’espace de l’animalité, teinté de désir. A travers le filtre artistique qui s’interpose entre le corps et le regardant, le musée transcende la charge érotique de la nudité. Les espaces naturistes, en inversant les normes et en faisant de la nudité l’apparat du quotidien, désexualisent le corps nu et requalifient « le dénudement hors de toute hiérarchie des sexes en l’associant à des valeurs positives » (Bibia Pavard et Juliette Rennes, 2022). Ces trois espaces apportent une tonalité différente à la nudité et font bouger les frontières de l’intimité.
De toute évidence, les constructions culturelles conditionnent nos façons de nous montrer nus, nos façons d’agir et d’interagir en situation de nudité. D’où l’émergence de différentes propositions pour inviter tous les types de publics à réfléchir à la notion de déconstruction culturelle. Le projet expositif Autoportraits dénudés s’inscrit dans le prolongement de cette multitude d’initiatives et d’interrogations. Nous partons du postulat que ces corps qui se donnent à voir sciemment pourraient proposer un changement de paradigme. En effet, ils sont à la fois objet et sujet. Chaque photographe porte un regard sur son propre corps et sur son propre désir. Ces corps dévoilés sont validés par les individus qui les assument, qui les vivent au quotidien et non par une tierce personne. Il n’y a pas d’intermédiaire projetant ses désirs sur le corps de l’autre. Les photographes décident de ce qui est érotique, de ce qu’iels souhaitent dévoiler, suggérer ou occulter. Chaque portrait nous transmet une approche personnelle de ce qui est intime.
Dès lors, nous pouvons nous demander ce que ces autoportraits nous disent de nos rapports au corps à notre époque ? Peuvent-ils contribuer à déconstruire certains codes ? Permettent-ils d’étoffer nos représentations des genres, à les rendre plurielles ? Font-ils écho aux évolutions sociétales sur les identités de genre ? Viennent-ils plutôt conforter la culture visuelle érotique dominante ?
Dans tous les cas, il s’agit de porter un regard bienveillant sur ces corps révélés dans le consentement. Que nous disent-ils de nos rapports à la nudité ? L’intimité dévoilée peut-elle nous renseigner sur les rapports humains, la morale, nos pratiques et nos perceptions des corps en général ?
A titre d’exemples et de façon non restrictive, les contributions pourront se pencher sur :
– le rapport au corps, le corps comme langage, comme expression de l’individualité, d’un discours personnel, la documentation personnelle, la représentation, la réification ou l’esthétisation du corps et du quotidien ;
– la culture visuelle, la photographie, l’érotisme au XXIe siècle, la pulsion scopique, le rapport regardant/ regardé, le rapport amoureux, les dispositifs de séduction au XXIe siècle ;
– l’intimité, l’extimité, les réseaux sociaux, les détournements malveillants de nudes ;
– le regard porté sur ces images, ce qu’elles révèlent de notre époque : « interroger le visuel non seulement en ce qu’il cristallise des processus idéologiques, mais aussi en tant que puissant moyen de production de subjectivité et de sens » (Juliette Gaté, 2021).
Calendrier
L’exposition sera mise en place du 11 mars au 26 avril 2024 sur le campus de Villejean, à Rennes (bâtiment L) puis dans la galerie d’art L’Artère (Quimperlé) du 4 mai au 29 juin 2024.
Les propositions de cartel (en français, 500 mots maximum) accompagnées d’un bref CV ( ½ p.) sont à envoyer jusqu’au
22 décembre 2023, à l’adresse suivante :
anne.puech@univ-rennes2.fr
Une réponse vous sera donnée d’ici au 30 décembre 2023.
Une fois la proposition acceptée, les contributions en français (Cartels : 8000 caractères maximum espaces compris. Capsules sonores : 4 minutes maximum) seront attendues pour le 1er février 2024. Les photographies pourront être consultées en amont par les contributeurs retenus. Cette exposition étant destinée à tous les publics, nous demanderons aux participants d’éviter au maximum le jargon professionnel.
Bibliographie indicative
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Philippe Ariès, Georges Duby Histoire de la vie privée¸ Paris, Seuil, 1999.
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Philippe Artières, Histoire de l’intime, Paris, CNRS, coll. « À l’œil nu », 2022.
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Francine Barthe-Deloizy, Géographie de la nudité : être nu quelque part, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2003.
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Judith Butler, Le récit de soi, Paris, PUF, Paris, 2007.
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Paloma Bravo, Estelle Garbay-Velázquez (dir.), “Débats, controverse et scandales : usages de l’intime à l’époque moderne », Atlante. Revue d’Études romanes, n°8, printemps 2018, p. 18-47.
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Anne Coudreuse et Françoise Simonet-Tenant ( dir.), Pour une histoire de l’intime et de ses variations. Itinéraires. Littératures, textes, cultures, Paris, L’Harmattan, 2009.
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Michel Foucault, « L’écriture de soi » [1983], Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994.
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Camille Froidevaux-Metterie, Sein : en quête d’une libération, Paris, Anamosa, 2020.
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Martine Heredia, « Image de soi et métamorphoses : les portraits revisités d’Esther Ferrer », in Isabelle Prat et Jacques Terrasa (éd.), Image et création au féminin, Paris, Editions Hispaniques, 2005, p. 97-107.
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Emmanuel Jaurand, « L’effet “ dégenrant ” et désexualisant du corps nu : l’utopie naturiste à l’épreuve des territoires », in Christine Bard et Frédérique Le Nan, Dire le genre. Avec les mots, avec le corps, CNRS Editions, 2019.
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François Jullien, De l’intime : loin du bruyant amour, Paris, Grasset, 2013.
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Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes sociologie des seins nus, Paris, Nathan, 1995.
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Nadine Kuperty-Tsur (dir.), Ecriture(s) de soi et Argumentation, Presses Universitaires de Caen, 2000.
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Lucie Lavergne, « Esther Ferrer, le corps à l’œuvre », Hispanística XX, 2020.
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Philippe Lejeune, Journaux intimes : une sociologie de l’écriture personnelle, Paris, L’Harmattan, 1996.
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Emmanuelle Lesne, La poétique des mémoires (1650-1685), Paris, H. Champion, 1996.
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Isabelle Luciani (dir.), Récit de soi, présence au monde. Jugements et engagements, Europe, Afrique, XVIe-XXIe siècles, Presses universitaires de Provence, 2014.
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Florence Madelpuech-Toucheron, Sarah Pech-Pelletier (dir), “Intime et Intimité au Siècle d’Or (espaces, émotions, représentations), e-Spania, 37, octobre 2020,
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Jacques Terrasa, Pierre-Jean Amar, La Nature, le Corps et l’Ombre, Le bec en l’air, 2012.
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